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Asile en France : La lutte contre la double peine par Lilian Mathieu
Posté par acatparis5 le 18/6/2007 16:12:46 (3908 lectures)


Je l’ai dit, la campagne comptait sur un engagement de Jospin à abolir ou tout au moins réformer la double peine, et sur son élection. Il s’y est engagé au dernier moment et du bout des lèvres, mais comme on sait il n’a pas été élu. La campagne a quand même continué, et a réussi à se gagner le soutien d’une personnalité de droite, le député-maire de Versailles Etienne Pinte qui a joué un rôle décisif dans la conviction du nouveau ministre de l’Intérieur qu’il convenait de réformer la double peine. Car, à la grande surprise de beaucoup de monde compte tenu de l’image hyper-répressive qu’il a endossée dès son arrivée au ministère, Nicolas Sarkozy va se saisir de la question de la double peine, et l’intégrer à sa réforme de l’ordonnance de 45. Il va pour cela constituer un groupe de travail qui auditionnera certaines associations et remettra un rapport en avril 2003. Le vote de la loi, qui réintroduit de véritables protections devant l’arrêté d’expulsion et l’interdiction du territoire français, a lieu début juillet et elle entrera en vigueur en novembre. Ces nouvelles catégories protégées (et en principe réellement protégées) sont : « 1° L’étranger qui justifie par tous moyens résider habituellement en France depuis qu’il a atteint au plus l’âge de treize ans ; 2° L’étranger qui réside régulièrement en France depuis plus de vingt ans ; 3° L’étranger qui réside régulièrement en France depuis plus de dix ans et qui est marié depuis au moins trois ans avec un ressortissant français ayant conservé la nationalité française, soit avec un ressortissant étranger relevant du 1° ci-dessus, à condition que la communauté de vie n’ait pas cessé ; 4° L’étranger qui réside régulièrement en France depuis plus de dix ans et qui est père ou mère d’un enfant français résidant en France, à condition qu’il exerce, même partiellement, l’autorité parentale à l’égard de cet enfant et qu’il subvienne effectivement à ses besoins ». Mais attention, ces protections ne jouent pas dans les affaires d’espionnage, de terrorisme et d’incitation à la haine ou à la violence.


Pourquoi un ministre de l’Intérieur qui valorise autant sa fermeté et sa sévérité a-t-il réalisé une réforme qui se prétend protectrice pour des gens qui sont à la fois des étrangers et des délinquants ? Je pense qu’il s’est saisi de la question de la double peine dans une logique de distinction : le rétablissement de véritables protections devant la double peine s’inscrit dans un texte de loi hyper-répressif à l’égard des autres catégories d’étrangers. Cela lui permet de se distancier de son image hyper répressive en menant une réforme que le PS, qui se croyait propriétaire de la défense des droits de l’homme, n’a pas menée quand il était au gouvernement, cela lui donne une image humaniste qui vient tempérer son image sécuritaire. Mais Sarkozy joue aussi sur la logique de concurrence entre causes à l’intérieur du mouvement pro-immigrés : le « double peine » a été rendu légitime par la campagne, c’est celui qui a fait des bêtises mais qui a toutes ses attaches en France, l’expulser reviendrait à briser sa famille, et la campagne a beaucoup misé sur ce thème émotionnel de la préservation des familles ; à l’inverse le sans-papier c’est celui qui s’obstine à ne pas entendre qu’on ne peut pas accepter de nouveaux étrangers en France, c’est une incarnation de la figure du clandestin profiteur (idem pour le demandeur d’asile, qui est décrit comme un sans-papier qui se dissimule sous la figure du réfugié, qui ment sur les oppressions qu’il prétend subir pour pouvoir entrer en France). On est là devant un point d’exacerbation de la concurrence des causes concernant les étrangers, et surtout devant une mobilisation de cette concurrence par le ministère de l’Intérieur.


La loi Sarkozy va provoquer des tensions et conflits dans la coalition associative de la campagne : la Cimade se félicite des avancées, même si elle reconnaît que ce n’est pas tout ce qu’elle revendiquait, tandis que GISTI et LDH vont dénoncer les mesures en matière de double peine comme de la poudre aux yeux (selon le GISTI les juges pourront quand même contourner les protections) et l’ensemble du projet comme inacceptable. Cette divergence s’explique aussi par le fait que campagne était exclusivement centrée sur la double peine, donc son coordinateur peut s’estimer relativement satisfait, alors que les associations généralistes ont une lecture plus relative, qui envisage les avancées sur la double peine en regard des reculs sur toutes les autres questions (répression mariages blancs, paternités de complaisance, allongement à 32 jours de la durée de rétention…). Il y a également pour la campagne la satisfaction de l’efficacité d’une action menée essentiellement au niveau de la sensibilisation de l’opinion publique : la double peine a été une expression beaucoup utilisée en 2002-2003, les gens savent maintenant ce que c’est et n’ont pas une vision a priori négative des victimes de la double peine. Mais comme Sarkozy s’est emparé à son profit de cette optique médiatique, et a donné l’impression de répondre favorablement aux revendications, l’image dominante aujourd’hui est que le problème est réglé (ça a été dit lors des émeutes de l’automne lorsque certains à gauche ont dénoncé les reniements de Sarkozy prêt à réinstaurer une double peine… qu’il n’avait jamais aboli !) — rendra beaucoup plus difficile toute nouvelle mobilisation, alors que tout le problème est loin d’être résolu.


Trois constats pour conclure.


Le premier est qu’on a assisté à un progressif désengagement des forces politiques qui semblent a priori les plus sensibles à la cause des victimes de la double peine et les mieux à même d’apporter une réponse, c’est-à-dire la gauche de gouvernement. Le Parti socialiste qui s’était fermement engagé aux côtés des immigrés au nom des droits de l’homme dans les années 1980, s’est montré de plus en plus réticent à s’engager sur un terrain pour lui politiquement risqué : c’est sous la pression (des mobilisations associatives ou de la Cour européenne des droits de l’homme) qu’il a accompli les réformes du début des années 1990, pour finalement refuser de s’engager pendant la gauche plurielle. Les récentes déclarations de Ségolène Royal en faveur de « la reconduite à la frontière des délinquants dangereux », si elles témoignent surtout d’une stratégie de démarquage l’égard de Sarkozy, ne permettent pas d’anticiper un changement d’attitude sur ce plan. A l’inverse, si N. Sarkozy a instauré de nouvelles protections, c’est que, à la différence de ses prédécesseurs socialistes, il pouvait se le permettre en l’état de la compétition politique. Un discours et une politique extrêmement répressifs l’ont mis à l’abri de toute suspicion de laxisme, dans le même temps qu’un ensemble de mesures restrictives en matière d’immigration rassuraient son électorat quant à sa « fermeté » à l’égard des autres catégories d’étrangers.


Le deuxième constat, c’est que le traitement politique des étrangers délinquants a, à sa manière, appuyé le « grand partage » sur lequel est fondée la politique de l’immigration depuis un quart de siècle. Ce que j’appelle le grand partage, c’est la séparation que trace la loi entre les étrangers présents de longue date en France, comme tels à « intégrer », et les nouveaux prétendants à l’installation que l’état du marché de l’emploi exige de refouler. Ce grand partage définit la politique de l’immigration depuis le début des années 1980, et cela quelle que soit la couleur politique du gouvernement. Que ce soit celles de G. Defferre en 1981 (qui instaure la protection contre l’expulsion des étrangers aux attaches fortes et anciennes en France mais crée la reconduite à la frontière), de C. Pasqua en 1986 et 1993 (qui a élevé le niveau de « bonne conduite » exigible pour prétendre à l’intégration) ou encore de N. Sarkozy en 2003 (qui instaure de nouvelles protections devant l’AE et l’ITF dans le même temps qu’il renforce la traque des « mariages blancs » et des « paternités de complaisance »), toutes les politiques suivies ont intégré la double peine à une politique fondée sur ce partage, chacune se distinguant par son caractère plus ou moins suspicieux et répressif à l’égard des étrangers.


Le troisième constat est celui que c’est à une dégradation du statut et des conditions de défense des étrangers que l’on a assisté au fil des 35 années de cette histoire de la lutte contre la double peine : mises en regard des reculs frappant tous les autres étrangers, les avancées de la loi Sarkozy sur la double peine semblent indiquer que le seul, ou le dernier, à qui l’Etat français puisse témoigner d’un peu de bienveillance est l’étranger qui n’en est presque pas un, celui qui, comme le répètent les associations, est sociologiquement et culturellement… un Français.



Il est l’auteur d'un ouvrage consacré à la double peine :


La Double peine. Histoire d'une lutte inachevée, Lilian Mathieu.


Paris : La Dispute, 2006. 307 p. (Pratiques politiques). ISBN 2-84303-134-6. 24,00 euros.


Editions La Dispute - 109, rue Orfila - 75020 Paris - Tél. 01 43 61 99 84 - Télécopie 01 43 61 95 75 - Mél. la.dispute@wanadoo.fr




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