Amnistie et impunité en Nouvelle Calédonie : les événements d' Ouvéa (1988)

Date 1/3/2007 23:01:00 | Sujet : Forces de police

Transcription de la conférence assurée par Cédric Michalski, chargé d'enseignement à la Faculté de Droit de l'Université Nancy 2, membre de l'Institut de sciences criminelles et de droit médical – unité du Centre de recherche de droit privé (ISCRIMED-CRDP), le 25 janvier 2007 à la Maison fraternelle (Paris V) à l’initiative de l’ACAT Paris V.
L’ACAT Paris V remercie vivement Monsieur Cédric Michalski pour la qualité de son intervention.
Il est recommandé, pour une meilleure compréhension de cette conférence, de télécharger le document qui a été distribué aux participants.
Il est disponible à l’adresse suivante :
http://acatparis5.free.fr/html/modules/mydownloads/visit.php?cid=4&lid=101

Les deux lois d’amnistie adoptées à l’époque qui mettront un terme définitif à toutes les procédures judiciaires en cours et à venir, sont des actes éminemment politiques. Or précisément les événements d’Ouvéa sont d’entrée de jeu de nature politique.

Une affaire hautement politique et le drame de la malchance

La Nouvelle Calédonie est agitée depuis le début des années 1980 par des troubles liés à un processus de décolonisation. L’attaque de la brigade de gendarmerie de Fayaoué par des indépendantistes le 22 avril 1988 a été déclenchée afin de protester contre la décision prise en janvier de la même année par le Ministre des DOM-TOM d’alors, Bernard Pons, de faire coïncider deux scrutins majeurs : l’élection présidentielle et le vote sur le statut territorial. Or cette décision contrarie la politique de boycott actif menée depuis plusieurs années par le FLNKS concernant le statut territorial. L’attaque de la brigade de gendarmerie de Fayaoué s’inscrivait dans un ensemble d’actions menées par le FLNKS sur la totalité du territoire de la Nouvelle-Calédonie. Si la décision de lancer un tel plan d’action a bien été prise par l’état-major du FLNKS, sa mise en oeuvre pratique en est déléguée aux comités locaux.
La malchance voudra qu’au moment de l’attaque, la brigade territoriale est renforcée momentanément par deux escadrons de gendarmes mobiles envoyés en renfort par la métropole pour sécuriser le territoire. Si une brigade territoriale a bien pour objectif d’accueillir le public, un campement de gendarmerie mobile est au contraire destiné à être défendu contre des incursions. Or les gendarmes mobiles se trouvent ce 22 avril dans l’enceinte de la brigade territoriale et ils sont désarmés. Au moment de l’arrivée des indépendantistes, les gendarmes vont aller chercher des armes et vont riposter ce qui constitue une première. En effet, en février de la même année, une autre brigade de gendarmerie avait été investie par des indépendantistes à Poindimié mais aucun coup de feu n’avait été tiré car les gendarmes ne se sont pas défendus. A Fayaoué, à la suite des échanges de coup de feu, quatre gendarmes vont être tués .- Premier incident grave non prévu -. À la suite de quoi, deux groupes d’otages vont être constitués le premier se dirigeant vers le nord en direction de Gossanah et le second vers le sud en direction de Mouly. Les otages du groupe Sud vont être libérés assez rapidement sous l’impulsion du lieutenant-colonel de gendarmerie Benson, qui a repéré le lieu de détention du groupe sud. Les otages du groupe nord vont se retrouver enfermés dans une grotte sur le territoire de Gossanah qui est située au fond d’une cuvette corallienne difficilement repérable. Si, dès le 22 avril, des équipes de reconnaissance de la gendarmerie passent devant l’entrée de la grotte, celles-ci ne remarquent rien ce qui met en évidence la densité extrême de la végétation à cet endroit. L’entrée de la grotte ne sera repérée que le lendemain par le lieutenant Destremau, du régiment de marine du Pacifique Sud, aidé par un pisteur local. Eux aussi seront pris en otages. L’affaire s’engage donc très mal. La réaction de la métropole ne se fait pas attendre et elle prend immédiatement une tournure politique. Dès le 22 avril à la suite de l’attaque de la gendarmerie, le Haut Commissaire du gouvernement, Clément Bouhin, l’équivalent d’un préfet en métropole, réquisitionne à 14 heures la force armée pour faire cesser les troubles à l’ordre public causés par la prise d’otage. Le Haut Commissaire avait au départ le choix entre deux options :
- l’appel à la police judiciaire sous l’autorité du Parquet pour infraction au code pénal
- le recours à l’armée sous l’autorité de l’exécutif pour trouble à l’ordre public.
A t-il privilégié la seconde option de sa propre volonté ou bien a t-il subi des pressions de la part de sa hiérarchie à savoir le Ministre des DOM-TOM ? J’ai tenté, sans succès, de joindre Clément Bouhin pour connaître sa version des faits.
La première réquisition prise par les autorités civiles fixe comme objectif à la force armée de faire cesser les troubles et de retrouver les otages. Une seconde réquisition, complémentaire à la première, autorise les forces armées de faire usage de leurs armes, ce qui implique que l’exécutif se décharge de la conduite des opérations au profit du commandement militaire. Un général de gendarmerie, le Général Jérôme, est dépêché sur place par la métropole pour diriger l’ensemble des recherches ; il est rapidement dessaisi du commandement au profit du général Vidal, responsable des forces armées en Nouvelle Calédonie.
Ainsi, dès les premiers jours, l’autorité judiciaire est absente et la gendarmerie est priée de se retirer de la conduite des opérations au profit de l’autorité militaire. C’est donc l’armée régulière, dite « force armée de troisième catégorie », qui est chargée de rétablir l’ordre.
Les événements d’Ouvéa sont donc dès le début des événements à caractère politique puisqu’ils s’inscrivent dans la stratégie de boycott des élections menée par le FLNKS d’une part et que d’autre part la réaction des autorités civiles en confiant la responsabilité des opérations au commandement militaire qualifie ipso facto la prise d’otage non pas d’infraction au code pénal mais de trouble à l’ordre public.
Le 24 avril, l’affaire se trouble encore car c’est le premier tour de l’élection présidentielle. Deux jours après l’attaque de la brigade. Et on constate que François Mitterrand prend l’avantage sur Jacques Chirac. Pendant ce temps, un autre candidat à la présidence, Jean-Marie Le Pen déclare, lors d’un entretien, que les Canaques doivent se soumettre ou bien ils doivent être éliminés . Certains analystes politiques affirmeront que l’attitude intransigeante de Jacques Chirac alors Premier ministre, sera motivée alors par le fait de ne pas apparaître comme laxiste aux yeux de l’électorat d’extrême droite dont il a besoin pour gagner l’élection.
C’est donc à nouveau la malchance qui va frapper les personnes impliquées dans ce drame puisqu’elles seront également les pions d’un enjeu électoral immédiat.
L’affaire va encore se compliquer avec l’arrivée du GIGN le 27 avril sur place. En effet, à l’approche du GIGN aux abords de la grotte, celui-ci est repéré par les preneurs d’otage et six gendarmes (sur les douze présents) vont être amenés à se rendre pour éviter une fusillade généralisée. Six nouveaux otages donc, parmi l’élite de la gendarmerie.
La décision de se rendre a été prise par le capitaine Legorjus, responsable du GIGN alors qu’il est accompagné par le substitut Bianconi, représentant du parquet de Nouméa, qui est présent sur les lieux à titre d’observateur.
Le parquet de Nouméa est partagé entre ceux qui sont enclins à la fermeté et ceux qui sont pour le dialogue avec les indépendantistes. Le substitut Bianconi connaît bien les milieux kanak.
Alors qu’il s’approche de la grotte, le substitut Bianconi, pensant qu’il va pouvoir dialoguer avec les preneurs d’otages, s’avance avec des bouteilles d’eau et se met à découvert en dépit des alertes du Capitaine Legorjus. Pour éviter de laisser seul le substitut alors qu’il est déjà dans la ligne de mire des preneurs des otages, le Capitaine Legorjus se désarme et le rejoint. Tous les deux sont donc pris en otages - le chef du GIGN est pris en otage !
Sachant que ses hommes ont été repérés et sont également dans la ligne de mire des preneurs d’otage, le Capitaine Legorjus ordonne alors « aux six gendarmes qui [l’] accompagnent » de se rendre. Ce coup de bluff lui permet de mettre à l’abri les six autres gendarmes qui composent son escouade.
Dans la grotte se retrouvent donc détenus une trentaine de gendarmes mobiles, six gendarmes du GIGN, le Lieutentant Destremau, le substitut Bianconi et le chef du GIGN.
Le capitaine Legorjus, qui est un négociateur, commence à parlementer avec les ravisseurs qui demandent, d’une part qu’une négociation politique se mette en place entre un membre du bureau du FLNKS et les autorités de l’État et que, d’autre part, les forces armées reculent du périmètre (ce qui sera fait quelque temps plus tard).
Le Capitaine Legorjus sera autorisé par les ravisseurs, comme le substitut Bianconi un peu plus tard, à faire la navette, en tant que médiateur, entre la grotte et le QG des opérations militaires installé sur la commune de St Joseph.
Le bureau du FLKNS qui répond mollement à la demande de dialogue qui lui est transmise par le Capitaine Legorjus, délègue Franck Wahuzue.
Bernard Pons, ministre des DOM-TOM, qui est arrivé sur place entre temps, dirige les négociations.
L’un des ravisseurs, Alphonse Dianou, qui passe pour le chef de cette équipe, comprend rapidement qu’il est lâché par le FLNKS. L’action dans laquelle il s’est engagé dans le cadre d’une initiative lancée par le FNLKS, a en effet très mal débuté avec le décès de quatre gendarmes et elle a donc perdu sa légitimité politique. Au lieu de se rendre, Alphonse Dianou va choisir la fuite en avant et va radicaliser des positions au fil des jours.
La situation va encore se compliquer car au moment de la prise d’otage des membres du GIGN, les ravisseurs vont s’emparer du matériel du GIGN dans lequel se trouve une liste nominative des gendarmes présents sur l’île sur laquelle figure le nom qui retient immédiatement leur attention : Jean-Pierre Picon. Ce nom est associé à la mort d’Eloi Machoro en 1985, un indépendantiste qui a été tué lors d’une opération du GIGN. Tir accidentel pour le GIGN, assassinat selon les indépendantistes. Les preneurs d’otages se doutent fortement que Jean-Pierre Picon fait partie des otages qu’ils détiennent. Ils sont sans doute tentés de vouloir prendre leur revanche sur le décès d’Eloi Machoro. Ils vont donc commencer à interroger les membres du GIGN. D’après une conversation que j’ai eue avec Jean-Pierre Picon, celui-ci avait décidé qu’il dévoilerait son identité dès l’instant où il jugerait que la vie des autres membres du GIGN était en danger. S’il ne s’est jamais dénoncé, c’est bien qu’il a estimé que la vie de ses compagnons d’arme n’était sérieusement menacée. Toute l’agressivité des ravisseurs va se cristalliser néanmoins sur les membres du GIGN qui sont détenus en bas de la grotte, enchaînés deux à deux, tandis que les gendarmes mobiles sont parqués sur la partie haute et ne font l’objet d’aucun harcèlement particulier.
La décision de lancer l’assaut sur la grotte va donc être motivée par la situation précaire des membres du GIGN.
Le 4 mai, la veille de l’assaut de la grotte, est également une date importante, celle de la libération des otages français détenus au Liban : Marcel Carton, Marcel Fontaine et Jean-Paul Kaufmann.


L’assaut du 5 mai

Celui-ci va se dérouler en deux temps :
Les forces armées, à savoir le Commando de marine Hubert, le 11ème choc (bras armé de la DGSE) et le GIGN vont investir la cuvette au matin. Ce premier assaut va se solder par la mort de douze indépendantistes. Le Capitaine Legorjus va profiter d’une trêve relative de trois ou quatre heures pour tenter de relancer la négociation mais le FLNKS reste silencieux.
Le second assaut va être mené par le GIGN seul, dans la grotte elle-même, tous les otages sont libérés, trois indépendantistes sont tués.
Le succès militaire est évident qui est reconnu au niveau international. Mais le tableau des opérations va être gâché par la mort suspecte de quatre indépendantistes. Prenons le cas de Wenceslas Lavelloi, que l’on peut qualifier de numéro 2 des ravisseurs. Le Capitaine Legorjus le voit sortir indemne et sans arme de la grotte et pourtant il sera retrouvé mort quelques heures plus tard avec une balle entre les deux yeux. Selon la version officielle, les forces de l’ordre ont été obligées de tirer car il cherchait à s’évader. On imagine mal au juste le risque que pouvait représenter un homme désarmé au milieu d’une centaine de militaires aguerris au combat et qui aurait justifié qu’il soit neutralisé de façon aussi radicale. L’autre mort suspecte c’est celle d’Alphonse Dianou. Au moment où celui-ci sort de la grotte avec un casse-tête à la main, un gendarme du GIGN fait usage de son arme (tir à la jambe) sans le tuer. Alphonse Dianou reçoit rapidement des soins et est mis sous perfusion en attendant d’être évacué vers l’aéroport d'Ouloup en compagnie des autres blessés. Au final, il n’est pas évacué avec les blessés mais avec les prisonniers qui sont acheminés vers la commune de St Joseph où on va bien le retrouver mais sans la perfusion. Puis, quelques temps plus tard, il sera retrouvé mort avec le visage tuméfié. Il aurait subi « un message cardiaque à coup de rangers » selon l’expression employée alors par certains. La première version officielle conclura qu’il est mort de ses blessures durant son transport. L’enquête de commandement ordonnée par le nouveau ministre de la défense, Jean-Pierre Chevènement, démentira cette version édulcorée.
Entre-temps, la situation politique a, en effet, changé. Le 8 mai 1988, François Mitterrand a été réélu président de la république et Michel Rocard est nommé à Matignon. La toute première priorité de ce dernier c’est de rétablir le dialogue en Nouvelle-Calédonie qui aboutira aux accords dits de Matigon-Oudinot. Parallèlement, Jean-Pierre Chevènement, nouveau ministre de la défense, ordonne une enquête de commandement sachant que l’enquête judiciaire quant à elle est au point mort. Juste un exemple : les quatre gendarmes tués à Fayaoué ont été autopsiés trois jours après leur décès tandis que les douze Kanak morts durant la première phase de l’assaut ont déjà été inhumés sans avoir été autopsiés. Ces Kanak seront déterrés trois semaines plus tard pour être enfin autopsiés. L’enquête judiciaire piétine donc. Les accords de Matigon-Oudinot mettront finalement un terme par voie de référendum aux poursuites judiciaires à l’exclusion des crimes d’assassinat. Un an plus tard, une seconde amnistie sera promulguée, cette fois-ci totale.
La politique a donc été omniprésente au tout début des événements d’Ouvéa (l’assaut du poste de gendarmerie par les indépendantistes dans le but de peser sur les enjeux électoraux), lors de l’assaut de la grotte pour obtenir la libération des otages (réquisition de l’armée par le pouvoir civil pour mener les opérations) et sur le processus d’enquête judiciaire (extinction des poursuites suite aux deux amnisties successives pour «solde de tout compte »).
Le plus grand absent de ces événements c’est bien sûr l’autorité judiciaire qui a été, selon l’expression d’un avocat du parquet général de Nouméa à l’époque, Gilles Lucazeau), « tétanisée » par la capture du substitut Jean Bianconi.
En règle générale, les juristes n’aiment pas trop le processus d’amnistie qui a pour effet de mettre en terme à toute procédure judiciaire en cours. Mais dans le cas d’espèce, les magistrats de Nouméa étaient-ils prêts à contester les amnisties accordées concernant notamment des actes (l’assaut de la grotte) dont on leur a retiré la responsabilité au profit de l’armée ?
Des actes de torture ont-ils été commis ? Peut-être pas mais des faits troublants se sont effectivement déroulés. Prenons par exemple la situation dans laquelle se trouve un détachement du GIGN lorsqu’il patrouille dans la commune de Gossanah : en entrant dans une case, il découvre un sac de gendarme, une tenue de gendarme, des gants de gendarme...Ils interrogent donc le Kanak qui se trouve devant eux mais celui-ci refuse de parler. Michel Bernard, membre du GIGN, raconte dans son livre qu’effectivement, il a bien giflé ce kanak alors que le règlement l’interdit . Philippe Legorjus a raconté après les événements que lorsqu’il arrive à Nouméa, il y règne une atmosphère de guerre : des hommes en armes partout, des commandos d’élite de l’armée présents sur les lieux ...
Cela ressemble fort à une guerre civile liée à un processus de décolonisation alors que ces événements auraient pu n’être qu’une succession de faits divers (prise d’otages, libération d’otages…).
Dès lors que les événements d’Ouvéa basculent dans le registre de la guerre civile, l’amnistie était inévitable car la France a toujours amnistié l’ensemble des participants à ses guerres étrangères et à ses guerres civiles : la Commune, les grèves insurrectionnelles du début du XXème siècle, la guerre de 39-40, la guerre d’Indochine, l’insurrection malgache, la guerre d’Algérie...


Comment dire le droit dans ces contextes ?

Le rôle du juge consiste notamment à établir une vérité parmi d’autres : la vérité judiciaire qui prend le statut de vérité officielle. En effet, la contestation d’une décision judiciaire est un délit prévu par le code pénal. Comment faire en cas d’amnistie qui empêche toute enquête, tout jugement ?
Tout crime est amnistiable y compris les crimes contre l’humanité. Ce qu’une loi a prévu, une autre loi peut le défaire. Au regard du code pénal, le rôle du juge s’efface dès lors qu’il y a eu amnistie.
Toutefois, au niveau du droit international, la Cour européenne des droits de l’homme reste attentive sur ces questions autour de l’amnistie. (voir page 9 de l’annexe url à venir). L’article 2 de la Convention européenne des droits de l’Homme dispose bien que toute personne a le droit à la vie. La Cour a été saisie à plusieurs reprises pour des affaires concernant la Turquie : des opposants kurdes ont été régulièrement enlevés ou bien convoqués par la police sans qu’ils réapparaissent par la suite. On ne retrouvait pas non plus leurs corps. Dans ce contexte, la Turquie n’était jamais condamnée car on demandait aux familles des victimes de prouver que leurs disparus étaient bien décédés. Face à ce type de situation, la Cour a changé sa jurisprudence en exigeant désormais des autorités de prouver qu’elles ne sont pas impliquées dans les actes de disparition ou de torture supposés.
Ce renversement de la charge de la preuve est déterminant car auparavant il était très difficile, voire impossible, pour une victime de prouver que les autorités étaient responsables des sévices qu’elle avait subis.
Non seulement l’État concerné doit prouver qu’il n’est pas impliqué dans les faits qui lui sont reprochés, mais il doit systématiquement procéder à une enquête pour chaque décès.
Que faire alors en cas d’amnistie ? L’État choisit lui-même dans cette hypothèse de ne pas se soumettre à ce processus d’enquête systématique. L’État étant souverain, il n’a plus obligation d’enquêter dès qu’une loi a été votée.
La Commission européenne des droits de l’homme (ancien organe de filtrage des requêtes présentées devant la Cour européenne des droits de l’homme) dans sa décision Laurence Dujardin et autres contre France (voir page 12) s’est prononcée en général sur la question de la légitimité de la loi d’amnistie à l’occasion de l’examen des événements d’Ouvéa : l’amnistie est valable, y compris pour les faits les plus graves (torture, crime contre l’humanité..) à condition que cette pratique ne soit pas appliquée systématiquement par l’État concerné.
Aucun problème donc pour la France : ces lois d’amnistie concernant les événements d’Ouvéa sont recevables puisqu’elles ne relèvent pas d’une pratique généralisée.
Toutefois, l’analyse de la Commission européenne des droits de l’homme a manqué de finesse.
En effet, la France n’amnistie pas systématiquement tous les homicides.
Mais, il existe une différence fondamentale entre des décès occasionnés par l’attaque d’un convoi de transport de fonds et les événements d’Ouvéa. Dans le premier cas, il s’agit d’un fait divers, dans l’autre nous avons affaire à une guerre civile.
Or la France amnistie systématiquement toutes ses guerres civiles ou ses guerres à l’étranger.
On peut regretter donc que la Commission européenne des droits de l’Homme ne soit pas penchée sur cette pratique systématique de l’amnistie par la France.
Dans le cas des événements d’Ouvéa, le processus d’amnistie s’est déroulé en deux temps : une première amnistie en 1988 à l’occasion du référendum sur l’avenir de la Nouvelle Calédonie, une seconde adoptée par voie parlementaire en 1990.
Ce processus progressif d’amnistie générale par étape successive est très courant et ceci pour des raisons politiques. En effet, il se révèle impossible de « vendre » politiquement à l’opinion publique une amnistie totale en une seule fois pour l’ensemble des faits commis lors d’une guerre civile.
Michel Rocard l’avait bien compris quand il fait inscrire dans l’exposé des motifs du référendum de 1988 que les crimes d’assassinat sont exclus de l’amnistie. Mais dès le départ, Michel Rocard en accord avec Jean-Marie Tjibaou avait bien en tête qu’une seconde amnistie serait nécessaire quelque temps plus tard qui, cette fois-ci, inclurait les crimes d’assassinat.
Concernant la guerre d’Algérie, quatre lois d’amnistie successives ont été nécessaires pour couvrir l’ensemble des faits commis.
La jurisprudence reconnaît le processus d’amnistie comme en témoigne notamment l’avis du Conseil d’État (voir annexe page 14). Imaginez, pour bien comprendre la sinuosité du raisonnement de l’État en de telles circonstances, qu’un délinquant allemand coupable de faits couvert par une amnistie en France se réfugie précisément en France pour éviter des poursuites en Allemagne; admettons que l’Allemagne demande l’extradition du délinquant allemand. La France peut refuser cette extradition au motif qu’aux yeux de la loi française, ce citoyen allemand n’est coupable d’aucun fait répréhensible sur son territoire. Au titre de la souveraineté nationale, la France dispose de toute la légitimité juridique pour ne pas donner suite à la demande d’extradition venant d’Allemagne.
A l’inverse, comme en témoigne l’arrêt de la Cour de cassation (v. annexe, p. 14), un étranger se trouvant sur le sol français ayant commis des délits couverts par une loi d’amnistie dans son pays, peut être poursuivi par l’État français au titre de la compétence universelle.
Ce concept de souveraineté nationale est donc à géométrie variable et l’État français l’utilise en fonction de ses intérêts.
Les deux amnisties en Nouvelle Calédonie ont bien arrangé les intérêts de l’État. Pour rétablir la paix, Michel Rocard, en tant que Premier ministre, ne voulait, en aucun cas, que l’on revienne sur tous les faits sérieusement encombrants pour tous les protagonistes en cause.
Certes, les indépendantistes survivants de l’assaut et responsables de l’assaut de la gendarmerie auraient été jugés. Mais, était-il politiquement envisageable de faire paraître également les gendarmes impliqués dans l’assaut et surtout les militaires dépendants des services secrets français (le 11ème choc) ? Où le procès aurait-il eu lieu ? A Nouméa ? A Paris ?
Se déroulant à Paris, le procès aurait été suspecté par les indépendantistes d’être soumis aux pressions du pouvoir métropolitain.
Choisir Nouméa, c’était prendre le risque que se produise un nouveau Hienghène avec un risque d'un nouvel acquittement des accusés ?
Au total, la justice, dans les affaires de Nouvelle Calédonie, ne pouvait plus passer.
Les amnisties se révélaient donc nécessaires certes sur le plan historique mais aussi parce que l’État français en pleine impasse, n’avait pas d’autre choix.
Un procès civil aurait pu toutefois avoir lieu mais les accords de Matignon-Oudinot prévoyaient une enveloppe financière pour indemniser les victimes des deux bords. On peut supposer que toutes les parties qui ont eu recours à cette indemnisation, ont dû renoncer à toute procédure judiciaire au civil.
Les événements de Nouvelle Calédonie ne seront donc jamais jugés. On passe à la période du pardon et chacune des parties tente de reconstruire un avenir commun.


Peut-on considérer que l’un des camps en présence, les indépendantistes d’un côté et de l’autre l’État français, a pris l’avantage sur l’autre au terme de ces événements ?
Pas vraiment. Dix-neuf indépendantistes ont été tués et leurs représentants politiques ont été obligés de s’impliquer dans la négociation des accords Matigon-Oudinot. Jean-Marie Tjibaou déclarera au terme de la négociation, sur le perron même de l’hôtel Matignon, que « les loyalistes ont signé l’accord pour que la Nouvelle Calédonie reste française, les indépendantistes pour qu’elle devienne indépendante ».
A court terme donc, les indépendantistes n’ont pas eu gain de cause même si l’on peut supposer que le processus d’indépendance est désormais irréversible.
Les perdants «absolus » de ces événements se sont d’abord à coup sûr les quatre gendarmes de Fayaoué mais aussi les douze Kanak tués autour de la grotte, les trois dans la grotte et les quatre morts suspectes.
Le grand vainqueur c’est l’État français qui a rétabli l’ordre par la force et qui a forcé les protagonistes à s’asseoir autour d’une table de négociation.
Au moment de la négociation, Michel Rocard qui ne pouvait pas y participer lui-même à la suite d’une attaque de colique néphrétique, a accueilli tout de même les participants ; puis il s’est excusé auprès d’eux d’être obligé de s’absenter pour se reposer dans son bureau ; en les quittant, il a demandé aux huissiers de fermer les portes après avoir exigé des participants qu’ils ne ressortent de la salle qu’avec un accord entre les mains.
La souveraineté nationale s’est donc exprimée avec éclat : 80 % des français ont voté par référendum en 1988 en faveur des accords de Matignon-Oudinot (même si, par ailleurs, le taux de participation était particulièrement faible- seulement 30%). Un an après, le Parlement français adoptait la seconde loi d’amnistie.
Pour reprendre une expression de Nietzsche, « l’État est le plus froid des monstres froids, et le mensonge qui sot de sa bouche est celui-ci : moi, l’État, je suis le peuple ».
Il est très difficile d’évaluer l’impact d’une loi d’amnistie. Dans le cas d’Ouvéa, on peut raisonnablement avancer que la situation politique s’est apaisée.
L’amnistie reste toutefois, dans les mains de l’État, une arme redoutable. Aucun contrôle n’est possible et tous les faits amnistiables. La Cour européenne est impuissante en la matière.
On peut envisager d’ailleurs que l’ensemble des événements de Corse seront un jour amnistiés. Souvenons-nous des propos d’Alain Lipietz, candidat des Verts à la présidentielle de 2002, qui a été éjecté du scrutin pour les propos qu’ils avaient tenu concernant la nécessité à terme d’une amnistie pour les faits liés au statut de la Corse.

Oui, l’État continuera d’amnistier. L’amnistie c’est toujours une défaite du processus judiciaire.
Mais, la justice ne pourra jamais franchir cette frontière, y compris pour les crimes les plus graves (crime contre l’humanité par exemple) : là où l’État commence, la justice doit se retirer.

Pour en savoir plus :

Cédric Michalski a publié en 2004, aux éditions L’Harmattan, « L'assaut de la grotte d'Ouvéa : une analyse juridique de l'opération Victor » (ISBN : 2-7475-6467-3 • avril 2004 • 322 pages) qui a reçu le Prix littéraire du SIRPA Gendarmerie nationale 2003 dans la catégorie " recherches universitaires de troisième cycle ".





Cet article vient de ACAT Paris 5
http://acatparis5.free.fr/html

The URL for this story is:
http://acatparis5.free.fr/html/article.php?storyid=102