Les camps d’internement français de la première guerre mondiale

Date 9/2/2009 15:02:48 | Sujet : La détention en France



Les camps d'internement français de la première guerre mondiale




Transcription de la conférence donnée par Monsieur Jean-Claude Farcy, Historien, Centre Georges Chevrier, Chargé de recherche, Université de Bourgogne, le 22 janvier 2009 à la Maison fraternelle à Paris.


Cette conférence a été organisée par l'ACAT Paris V en association avec l'ERF Quartier Latin-Port Royal.


L'ACAT Paris V remercie vivement Monsieur Jean-Claude Farcy pour la qualité de son intervention.


Résumé


Les camps de concentration sont généralement associés à la seconde guerre mondiale. Il y eut cependant entre 1914 et 1920, sur le territoire français, plusieurs dizaines de milliers d'internés dans des camps portant ce nom.


Ressortissants des pays ennemis - Austro-allemands, Ottomans...-Alsaciens-Lorrains, mais aussi Neutres et Français suspects ou indésirables évacués de la capitale et de la zone des armées ont ainsi vécu enfermés entre murs et barbelés, pendant tout ou partie de la guerre - certains jusqu'en 1920... - dans quelques 70 « camps de concentration » ou « dépôts d'internés » de l'Ouest et du Sud-Est.


Constitués officiellement à des fins militaires - priver l'ennemi de combattants, éliminer toute entrave à l'effort de guerre - ces camps, qui ont leur équivalent en Allemagne et dans les autres pays engagés dans le premier conflit mondial, nous confirment que le phénomène concentrationnaire marque profondément le XXe siècle.


Nous avons découvert l'existence de ces camps il y a une vingtaine d'années, en préparant un Guide des archives judiciaires : dans les fonds pénitentiaires des dépôts d'archives existaient, aux côtés des fonds camps de la seconde guerre mondiale, ceux de la première guerre mondiale. Qui plus est, ils étaient souvent appelés « camps de concentration », comme ceux, pour des périodes plus récentes, de la Second Guerre mondiale ou les camps de l'URSS.


Des camps de concentration avaient donc existé en France, dès 1914. L'expression est couramment utilisée à l'époque, dans la presse, par les autorités (du directeur de camp aux ministres), reprise sur les tampons de correspondance des camps (« camp de concentration de Guérande »), l'expression voisinant avec celle de « dépôts d'internés ». Des camps où étaient enfermés des prisonniers civils, des camps avec des gardiens militaires, des barbelés, des évasions, révoltes et des mort…


Or ces camps étaient totalement méconnus des historiens de la Première Guerre et aucune allusion n'était faite à leur existence dans les premiers travaux portant sur les camps de la Seconde Guerre mondiale. D'où une forte incitation à esquisser leur étude en exploitant ces fonds d'archives découverts pour répondre à une interrogation lancinante : quoi de commun avec les camps de concentration ultérieurs, quelle spécificité ? La persistance du vocable invitait à se demander si ces camps n'inauguraient pas le développement des structures concentrationnaires qui ont marqué le XXe siècle…


Répondre à cette interrogation a été l'objet d'une recherche qui eut trois objectifs principaux :


- déterminer quelle fut la population internée (motifs d'internement et effectifs)


- étudier l'organisation des camps et les conditions de vie des internés


- saisir l'attitude de ces derniers, leurs résistances éventuelles.


Nous allons reprendre quelques éléments sur les motifs ayant présidé à la création de ces camps, sur l'importance et la diversité des dépôts d'internés et sur la vie des internés en prenant l'exemple d'un camp de la Sarthe, celui de Précigné.


Pourquoi des camps ?


Quelle est cette population civile que l'on veut étroitement surveiller au point de l'enfermer alors qu'elle n'a commis aucun acte passible de poursuites judiciaires ?


Sont internés trois catégories d'individus : les étrangers « suspects » au plan national, les Alsaciens-Lorrains et les « indésirables » dans la zone des armées ou le camp retranché de Paris.


1) Les étrangers des nations ennemies.


Ils posent problème pour toute guerre. On craint que, laissés libres, les « sujets ennemis » ne fassent de l'espionnage ou sabotent l'effort de guerre. Il faut donc, pour chaque Etat, empêcher “le serpent de le mordre dans son propre sein” (Raymond Hess, La condition des sujets et des biens ennemis en France pendant la guerre , thèse de droit, Nancy, 1924). Il y a deux solutions possibles envers ces étrangers de nationalité ennemie : l'expulsion (cas des Allemands de Paris, ) à la fin août 1870) ou le regroupement (ou concentration) dans des lieux déterminés, solution qui a l'avantage, en outre, de priver l'ennemi d'une partie de sa population mobilisable (d'autant plus intéressante qu'elle connaît le pays contre lequel on combat). Dès l'avant guerre des plans ont été élaborés en ce sens par les autorités militaires et l'Intérieur.


Au premier jour de la mobilisation (pendant seulement 24 heures) les étrangers des nations ennemies peuvent quitter librement le pays, uniquement par trains et en se dirigeant sur la frontière d'un pays neutre. Or les trains sont réservés pour la mobilisation. Très peu d'Austro-allemands profiteront de cette possibilité. Presque tous devront donc évacuer la zone des armées et la capitale : dans un climat xénophobe ils vont être transportés, courant août, dans des wagons à bestiaux, vers des centres de refuges improvisés, principalement dans l'Ouest et le Sud-Ouest.


Puis, dès le début du mois suivant, l'internement devient la règle pour tous les étrangers Austro-allemands, quel que soit l'âge et le sexe. On revient même sur les naturalisations accordées depuis le 1er janvier 1913 (sur plus de 800 cas, une centaine perdent leur nationalité). Toutefois, dans un cadre de réciprocité avec l'Allemagne, femmes enfants et vieillards (plus de 60 ans) seront rapatriés à la fin de l'année 1914. Resteront donc internés essentiellement, pour les années suivantes, les hommes en âge d'être mobilisés.




2) Les Alsaciens-Lorrains


Il s'agir de ceux restés en Alsace-Lorraine après 1871 et évacués lors de l'entrée des troupes françaises au tout début de la guerre : là encore on déporte les hommes pour les soustraire à la mobilisation allemande ainsi que les fonctionnaires et cadres allemands pris comme otages. Près de 8000 Alsaciens sont évacués sur Besançon, puis dans des dépôts spéciaux (Midi) en attente de vérification de leur identité et de leur attitude nationale par une Commission interministérielle (composée d'un officier, d'un juge d'instruction et d'un conseiller d'Etat).


Hors les rares cas d'engagement dans l'armée ou de demande de réintégration dans la qualité de Français (malgré la propagande en ce sens), ils sont pratiquement considérés comme suspects en attente de la décision de la Commission qui délivre une carte tricolore à ceux d'origine française (français avant 1870 ou dont les ascendants paternels l'étaient à cette date) ou présumés de sentiments français (ayant un parent dans l'armée française) qui sont libres, une carte blanche à ceux présumés de « sentiments douteux » (placés en résidence surveillée), ceux étant d'origine allemande ou suspects (repris de justice, personnes ayant tenus des propos hostiles à la France) étant internés, soit environ un dixième des évacués, les autres étant libérés fin 1914, début 1915.


3) Les indésirables


Il s'agit d'étrangers (des pays neutres ou alliés) ou de Français dont la présence est jugée indésirable dans la zone des armées ou dans le camp retranché de Paris. Ils sont périodiquement, tout au long de la guerre, expulsé par l'armée ou la Préfecture de Police et dirigés sur les camps de triage, puis ensuite considérés comme suspects ils sont placés dans camps de suspects soit, s'ils ne sont pas suspects, mis en résidence surveillée. En l'espèce est appliquée la loi sur l'état de siège (9/8/1849) dont l'article 9 donne la possibilité aux autorités militaires « d'éloigner les repris de justice et les individus qui n'ont pas leur domicile dans les lieux soumis à l'état de siège ».


Qui sont ces indésirables ?


Les prévôtés (gendarmes militaires) et la police mobile affectée à l'armés expulsent du front les suspects d'espionnage dont la justice a estimé les charges insuffisantes ou qui ont été acquittés par les tribunaux militaires. Ainsi ce vigneron évacué en avril 1915 : «  a été l'objet d'une information judiciaire sous l'inculpation d'espionnage. Aucun fait précis d'intelligence avec l'ennemi ne pût être établi, mais les mensonges et les contradictions de l'inculpé le rendent suspect et indésirable dans la zone des armées, d'autant plus que les renseignements recueillis sur son compte ne sont pas tellement bons. Il y a donc lieu d'évacuer sur l'arrière le nommé A…  »


Sont aussi considérés comme indésirables les débitants de boisson et tous les contrevenants aux règlements militaires. Voici par exemple ce cultivateur du Pas-de-Calais : «  Continue à tenir son débit ouvert à des heures interdites, malgré les contraventions… en raison de cette persistance à attirer chez lui des militaires et à la faire boire, il y a lieu de le considérer comme suspect et de le diriger sur l'intérieur pour l'éloigner de la zone des armées  » (juin 1915)


Il en est de même pour tout ceux qui ne disposent pas de papiers d'identité ou de laissez-passer dans la zone des armées, ou qui résistent aux ordres d'évacuation des zones de combat. Tel est le cas de ce jeune Belge : «  a été rencontré dans les lignes de l'avant où il n'avait aucun motif de venir porteur d'un laissez passer qui ne lui permettait pas de dépasser Amiens. Il n'a aucune ressource et on ne peut le laisser vagabonder dans les lignes. Le Général commandant le deuxième corps d'armée demande l'évacuation sur un camp de concentration pour ‘éloigner de la zone des armées  » (février 1915)


Enfin, quantité de femmes sont évacuées pour raison de prostitution, qu'il s'agisse de filles soumises ou de clandestines, souvent épouses de prisonniers ou veuves de guerre poussées par la misère ou en rupture familiale. Voici par exemple, cette ouvrière tulliste de Calais : «  Depuis la mobilisation, en l'absence de son mari mobilisé, on la trouve attablée dans les cafés avec des militaires de tous grades, elle les racole et les emmène chez elle pour faire des passes ou se livrer à la débauche dans ces mêmes cafés où elle a racolé. Reconnue malade. Particulièrement indésirable dans une place forte  » (septembre 1915). Ces femmes sont expulsées quand elles sont atteintes de maladies vénériennes, ne respectent pas les règlements sur la prostitution édictés par l'armée (racolage, refus des visites sanitaires) ou créent du désordre. Il s'agit de préserver la discipline et la bonne santé des militaires. Elles sont envoyées dans centres de triage puis souvent traitées à Nanterre, avant d'être libérées avec interdiction de retour. Passent également dans les camps les femmes compromises avec l'occupant suite à la reconquête des territoires, le temps d'écarter le soupçon d'avoir fait de l'espionnage.


Les expulsés par la Préfecture de police sont pour l'essentiel des repris de justice étrangers qui ne peuvent être expulsés du territoire à l'issue de leur peine en raison de la guerre. Il s'agit souvent de vagabonds, de mendiants, de miséreux pour lesquels le camp devient une sorte de substitut à la relégation. Mais y sont également conduits les condamnés pour trafics de stupéfiants (sur ordre de l'Intérieur) et même, sans distinction de nationalité, des pacifistes, meneurs de grèves ou manifestants divers.


Pour les étrangers la moindre velléité d'organiser une grève, même s'il n'y pas de preuve d'atteinte à la liberté du travail entraîne l'expulsion du chantier. Les meneurs sont particulièrement désignés pour le camp, comme l'indique bien le commissaire spécial de Rouen dans un rapport du 16 juin 1918 : « il y a quelque temps à l'entreprise Dehouck, un certain nombre de dockers étrangers ont cherché à débaucher le personnel. Ces meneurs sont… [4 noms sont cités : 3 Belges et un Hollandais]. Aucun acte caractérisé d'attentat à la liberté du travail n'a d'ailleurs été constaté. Il est certain qu'il est facile de faire un exemple et d'évacuer de la zone des armées des étrangers qui, à juste titre, peuvent passer pour indésirables  ». Après la guerre, lors des manifestations du 1 er mai 1919 à Paris une vendeuse foraine âgée de 18 ans est envoyée, au sortit de quinze jours de prison, au camp de La Ferté-Macé car «  au cours de la manifestation elle arrachait des grilles d'arbre pour en projeter les fragments à des agents de police  ».


Ces envois en camp pour raisons « politiques » concernent surtout des militants étrangers (notamment Russes) mais aussi des Français, même si ces derniers sont très minoritaires.




Importance du phénomène


Elle se mesure par le nombre et la diversité des camps et les effectifs de la population internée.


1) Le réseau des camps


Au total, 70 camps ont existé de 1914 à 1920, car les derniers internés, des Russes prisonniers de l'armée blanche d'Arkhangelsk à laquelle les alliés sont aller prêter main-forte contre l'armée rouge, ne quitteront les forts de l'île de Groix (Morbihan) qu'au milieu de l'année 1920.


Ces camps sont situés principalement dans l'Ouest (îles du littoral) et les départements du sud.


Il ne s'agit pas de véritables “camps” construits à cet effet (comme en Allemagne, ou comme plus tard en 1940), hormis le camp de l'île Longue (situé dans la rade Brest) qui est une exception avec ses dizaines de baraques capables de recevoir 2000 internés) et d'ailleurs construit au début et occupé par des prisonniers de guerre. Rares sont les bâtiments modernes, comme l'asile de Bitray (Châteauroux) toujours cité en exemple par les autorités. On utilise des bâtiments existants, anciens séminaires ou couvents désaffectés (Guérande, Vire, La Ferté-Macé, Pontmain), d'anciens forts militaires (iles d'Yeu et de Noirmoutier), des collèges (en Vendée et Fleury-en-Bière) et quelques usines désaffectées (teinturerie Jouguet près de Saint-Brieuc).


Les locaux sont souvent exigus avec des cours étroites, les internés se plaignant de l'encombrement, surtout au début de la guerre, car il y a alors beaucoup d'improvisation t, les internés devant participer eux-mêmes à l'aménagement du camp.


Ils sont placés sous la tutelle du ministère de l'Intérieur, les préfets nommant les directeurs des camps (sous officiers, anciens commissaires de police), la garde extérieure étant assurée par des postes militaires (pris parmi les territoriaux puis les auxiliaires et les réformés, souvent peu aptes) dont l'armée souhaite constamment réduire les effectifs, d'où d'ailleurs l'introduction des barbelés pour lutter contre les évasions.


La typologie des camps a évolué au fil du temps, après la confusion des premiers mois pendant lesquels il y a encombrement et mixité : sauf l'existence de dortoirs séparés, célibataires et familles rassemblés dans mêmes camps. Le rapatriement des femmes et enfants à la fin de 1914 va autoriser une spécialisation suivant des critères variés tels que la nationalité, l'état matrimonial, la nature de la « suspicion ».


Les plus nombreux sont les camps d'Austro-allemands, relativement stables car composés d'homme mobilisables : une cinquantaine de camps dits “camps de mobilisables” existent avec un régime de surveillance rigoureuse. Certains sont plus spécialisés.


Il y a quelques camps de famille (Kerlois et Sarzeau dans le Morbihan, Guérande), avec parfois chambres individuelles, pour les familles n'ayant pas voulu être séparées en 1914.


Il y a aussi des camps de notables (internés de position sociale élevée, artistes et intellectuels) qui servent d'otages (monnaie d'échange et représailles), au fort de Lanvéoc (Finistère) ou à l'hôtel de la Plage à Carnac (Morbihan). Dans ce dernier - 70 à 80 internés pour une capacité de 100 - les internés paient leur séjour (et les dépenses poste de garde) et disposent de tout le confort, mais cela reste une « prison dorée » avec, par exemple, ses punitions : consigne à la chambre, menace de changer de camp.


Des camps de faveur (Annot, Sarzeau) sont créés en mars 1916, au départ pour les anciens légionnaires (à la situation ambiguë, suspects à la fois pour les autorités françaises et leurs co-internés allemands), puis pour les Austro-allemands francophiles habitant le pays depuis longtemps.. Les principales faveurs résident dans une plus grande liberté pour les sorties, la possibilité de travailler hors du dépôt et une meilleure alimentation.


Des camps disciplinaires sont créés en novembre 1915 (dans des forts : Groix, Crozon) pour les anciens condamnés de droit commun, puis les indisciplinés des autres camps, les directeurs se débarrassant ainsi des fortes têtes ou des germanophiles militants. Il sont un régime très sévère sur le plan de la discipline, avec souvent un commandement militaire


Outre ces camps d'Austro-allemands existent des ces camps d'Alsaciens-Lorrains dont la diversité est fonction des décisions de la Commission de classement.


Il y a des Dépôts surveillés pour les détenteurs de carte blanche (aux sentiments français douteux), tels Luçon, Viviers (Ardèche), Saint-Rémy (Bouches-du-Rhône)), Saint-Maximin (Var). Le régime est relativement libéral quant à la nourriture, le couchage (certains peuvent loger en ville), les sorties (libres avec seulement les respect imposé des horaires de fermeture), le travail au dehors, la garde militaire étant réduite et sans arme. On surveille surtout les propos et la correspondance, car l'objectif est de tout faire pour les rallier à la cause française. La déception est grande sur ce plan : les internés se plaignent de l'absence de rapatriement, de l'absence de visites de délégués neutres, de l'absence de comités de secours, toutes institutions accordées aux Austro-allemands en réciprocité avec l'Allemagne. Ce sera seulement accordé en mars 1917 à Luçon, mais alors ces Alsaciens-Lorrains sont considérés comme Austro-allemands et rangés au régime des camps pour ces derniers : c'est la fin des dépôts surveillés.


Les évacués libres ont la possibilité d'aller dans des dépôts libres ou maisons de refuge (Ornans, Annonay), avec absence de contrainte, en théorie. Mais la présence passagère dans ces maisons de refuge en attente de trouver une situation, exige quand même un règlement, à l'image de celui des dépôts de faveur.


Quant aux Alsaciens-Lorrains qui restent suspects de prendre le parti de l'ennemi, ils sont conduits dans les camps de suspects, troisième grande catégorie de camps. On y trouver des internés de toutes nationalités (principalement neutres, surtout Belges, Russes), y compris des Français jusqu'en 1916 (la pression parlementaires fait cesser leur internement à cette date), avec le même régime disciplinaire que celui des camps Austro-allemands. Les principaux sont à Aurec (Haute-Loire), Ajain (Creuse), Précigné (Sarthe).


Enfin, existent des camps de triage, créés en mars 1915 pour trier parmi les évacués de la zone des armées et de la capitale. Ils sont installés à La Ferté-Macé (Orne), Bellevaux (Doubs) et Fleury-en-Bière (Seine-et-Marne).


A la Ferté-Macé, il y en moyenne 200 internés, en attente de la venue périodique de la Commission de classement (une fois par mois). La population d'internés y est très mélangée, et les plaintes portent moins sur la discipline (faible durée de séjour, espoir d'être rapidement libéré) que sur la promiscuité avec filles publiques et repris de justice.




2) Combien d'internés ?


Il est difficile de donner un chiffre exact (absence archives centrales) car on ne dispose que de quelques chiffres ministériels, contradictoires, en réponse à des questions de parlementaires.


Selon Malvy, 45 000 Austro-allemands ont été concentrés dans les camps la première année de la guerre. Si l'on ajoute les 8 000 Alsaciens-Lorrains, plus les indésirables et suspects évacués sur les camps de triage pendant toute la durée de la guerre (environ 15 000, dont un sur cinq ira ensuite dans un camp de suspect ou d'Austro-allemands), on peut estimer à environ 70 000 le nombre de personnes ayant été internées tout au long de la guerre. Evidemment pas pour toute la durée de la guerre, car les effectifs ont constamment varié, globalement dans le sens de la diminution puisqu'au début 1918, il n'y aurait plus que 11.500 internés.


En fait, il y a des arrivées nouvelles tout au long du conflit, en dehors même des suspects évacués de l'armée et de Paris ou des quelques Austro-allemands ayant échappé aux évacuations d'août 1914. Les nouveaux venus le sont à la suite à des opérations militaires : il s'agit de matelots de navires ennemis capturés (ou matelots austro-allemands de navires neutres), d'Allemands capturés dans les colonies (Togo, Cameroun), et, plus, nombreux, de Grecs, Macédoniens et Ottomans expulsés de la zone des armées d'Orient. Les Macédoniens sont arrêtés dans la région de Salonique pour suspicion d'espionnage au profit des « germano-bulgares », soit qu'ils possèdent des armes ou des munitions bulgares soit que leurs sentiments paraissent « bulgarophiles » ou que leur état de fonctionnaires locaux (employés de la Régie, douaniers) rende a priori leur circulation dangereuse. Mais des arrestations ont des motifs plus futiles comme le franchissement de lignes sans laissez-passer. Pour la plupart cultivateurs, illettrés, ne pouvant présenter de papiers que certains n'ont jamais eu, ils font plutôt figure de victimes de la guerre que d'espions véritables. A lire une pétition des socialistes Russes internés à Précigné, camp où l'on trouve beaucoup d'évacués d'Orient, les motifs d'arrestation sont sans grande valeur : « Il y a là 2 jeunes bergers de 16 à 17 ans, naïfs, incultes, arrêtés en Macédoine, à la suite d'un accident. Tombés dans une tranchée en passant avec leurs troupeaux, un fil téléphonique s'en trouve coupé. Arrêtés, passés en conseil de guerre et acquittés, déportés ensuite en France et internés ici »


Les sorties sont bien plus nombreuses et résultent - en dehors de la libération des sujets relevant des nationalités opprimées de l'Empire autrichien : Tchèques et Polonais - d'échange de prisonniers civils entre belligérants via l'intermédiaire des pays neutres (USA, Espagne, Suisse)


Les premiers rapatriement massifs ont lieu à partir d'octobre 1914 avec le départ des vieillards, femmes et enfants allemands et autrichiens. Cela peut-être vécu comme une mesure de rigueur en raison de la séparation, surtout si résidence ancienne en France.


Ensuite, toujours dans le cadre de la réciprocité, un accord de mars 1916 permet de rapatrier les inaptes à la mobilisation (abaissement de l'âge à 55 ans, infirmités malades selon une nomenclature médicale définie, avec visite par des commissions médicales franco-suisses)


Puis, surtout, les accords de Berne avec l'Allemagne le 26/4/1918 prévoient le rapatriement dans le délai de 3 mois de tous les internés le souhaitant. Un accord similaire est signé avec d'autres pays. Mais l'application en est tardive et les départs se feront surtout après l'armistice, jusqu'en juillet 1919, pour les Ottomans.




La vie dans les camps : l'exemple de Précigné (Sarthe).


L'ancien petit séminaire de Précigné – à 10 kms de toute agglomération – accueille ses premiers suspects internés le 2 décembre 1914, le dernier arrivant le 16 octobre 1919. Le camp mixte, accueillant hommes et femmes. Après le départ des derniers internés, le 6 décembre 1919 on trouve sur le registre d'écrou un total de 2130 noms… Le camp a détenu jusqu'à 650 personnes à la fin de 1914, puis s'est largement vidé ensuite : environ 250 internés en mars 1915, guère plus d'une centaine au mois de mai suivant. L'effectif s'est ensuite élevé progressivement jusqu'à 400 l'année suivante, en 1916. Il oscille entre 300 et 400 jusqu'en 1918. De nombreux transferts entre camps font varier les effectifs.


Le camp, selon la directive du ministère de l'Intérieur du 28 novembre 1914, est destiné à recevoir « les personnes de nationalité française ou neutre, évacuées sur votre département de la zone des armées par direction de l'arrière pour cause de suspicion »


Organisation du camp


Elle reprend, comme pour tous les centres, le modèle pénitentiaire auquel il est fréquemment fait référence dans les règlements sur la vie intérieure ou le régime alimentaire, à la différence que l'internement collectif remplace l'enfermement cellulaire individuel. Les dortoirs sont collectifs et le «  couchage des internés est constitué par une paillasse, un traversin, un sac de couchage et 2 couvertures. Les paillasses sont supportées par des plateaux isolateurs en bois… La paille des paillasses et traversins est renouvelée tous les deux mois… L'infirmerie est pourvue de lits en fer avec matelas et draps. Les internés disposant de ressources ont toujours été autorisés à louer la literie qui leur était nécessaire  » (Préfet, 10 décembre 1915)


Comme dans la prison il y a un quartier disciplinaire avec des cellules de punition avec régime spécial (une heure de sortie chaque jour seulement, privation de café et tout achat à la cantine, privation de correspondance, régime alimentaire réduit à une soupe une fois par jour et la ration ordinaire de pain).


Des corvées sont organisées pour le nettoyage des chambres (sous la responsabilité des chefs de chambrée) et pour la cuisine (épluchage des légumes, lavage de la vaisselle)


La correspondance est strictement contrôlée avec des circulaires variées organisant la censure, la lecture de ces lettres à la Préfecture mobilisant personnel important.


L'argent disponible est contrôlé pour éviter les évasions : une monnaie spéciale de jetons de papier n'ayant de valeur que dans le camp est émise, et chaque interné dispose d'une somme limitée à 20 francs par mois.


Le camp, à l'égal de tous les autres, a un poste militaire de garde. Au début de 1916, il est composé d'un adjudant, un sergent, 3 caporaux et 40 hommes de garde, choisis au sein services auxiliaires, donc n'ayant jamais été incorporés, n'ayant guère de notion de discipline et de plus, soumis aux tentations du dortoir des femmes internées.


Placés au rang de prisonniers politiques, les internés sont dispensés de travail à la différence des prisonniers de guerre. Mais le volontariat est fortement encouragé, concédé comme une faveur (les internés supportent mal l'oisiveté) mais aussi craint pour les facilités d'évasion que le déplacement au dehors permet. Aussi le travail dans le camp est-t-il préféré par l'administration : des ateliers d'étamage de gamelles, de fabrication de galoches, confection de capotes pour l'intendance militaire, emploient des internés en plus de ceux placés dans les divers services du dépôt (une trentaine : cuisine, entretien des bâtiments, du jardin) et rémunérés.




Résistances


Il est naturellement difficile de supporter la privation de liberté (sans motif légal), dans l'oisiveté hormis la promenade quotidienne dans la cour (deux heures le matin et l'après-midi en été, une heure en hiver) ou les loisirs organisés par les internés eux-mêmes (groupes de musiciens, de théâtre, jeux divers). Mais le quotidien est morne, les conditions sanitaires et alimentaires souvent dénoncées par les internés et perçues comma cause de ombreux décès : 70 constatés au cours des 5 années de fonctionnement du camp, soit un taux d'un peu plus de 3 %, à peu près la norme de l'ensemble des camps.


On ne s'étonnera donc pas de résistances à l'internement qui prennent des formes variées. Il y a ainsi des résistances individuelles, comme les lettres de protestations adressées au Préfet, à l'exemple de celle de cet ingénieur chimiste, Krauterkraft, adressée en octobre 1918 :


«  Interné au camp de concentration de Précigné, y vivant dans une promiscuité des plus abjectes, endurant les pires souffrances, je viens, par cette requête, jeter un cri de détresse, et vous demander protection et justice. Ingénieur chimiste, n'ayant jamais subi la moindre condamnation, je suis arrêté à Paris le 30 janvier dernier, sous l'inculpation de propos pacifistes, jeté au dépôt d'abord, à la Santé ensuite, et recevant, après enquête rigoureuse, un non-lieu éclatant. N'empêche que depuis le 13 mars dernier, je croupis misérablement dans ma prison de Précigné. Homme calme, patient et taciturne, j'ai jusqu'à ce jour souffert en silence, pénétré de cette philosophie que, dans le cataclysme déchaîné sur le monde, les souffrances individuelles étaient submergées par la souffrance générale. Mais la souffrance, comme la patience, ont des limites. Possédant quelques notions juridiques, je sais pertinement que je suis détenu ici contre toutes les lois et contre toutes les conventions internationales.


Au moins prétendais-je avoir droit ici à des conditions humaines et supportables, conditions qui ne sont refusées aux pires malfaiteurs. Or depuis longtemps déjà, nous souffrons ici de la faim, mais depuis quelque temps la situation s'est sensiblement aggravée. L'ordinaire est tout à fait rudimentaire : le matin, quelques haricots avec deux navets, le soir, trois, quatre navets dans un peu d'eau boueuse. Nous crevons littéralement de faim, et la faim, M. le Préfet, est mauvaise conseillère, elle fait sortir le loup du bois. M. le Préfet, je souffre moralement, je souffre matériellement, je tombes d'inanition, mais je vous déclare très respectueusement, mais très fermement, que s'il faut que je meure ici, au moins jusqu'à la dernière minute de ma vie, je ne cesserai de clamer mon droit inaliénable à l'existence, à la vie que l'on me dérobe. Et je veux bien espérer que mon cri de détresse, cri de Justice aussi, trouvera un écho bienveillant auprès de vous, premier magistrat dans le département de la Grande République Française, de la France de la Grande Révolution, de la France des Droits de l'Homme et du Citoyen, Libératrice des Peuples et Pionnier de la Civilisation…”.




Les actes d'indiscipline constituent une autre forme de résistance. Les jours de cellule sont infligés pour des motifs très divers. Les uns relèvent du maintien des règles élémentaires de la vie en commun : des sanctions visent les coups donnés entre internés (“S'est battu dans sa chambre”, “A frappé un camarade à table”), le manque d'hygiène (“Fait preuve d'une saleté repoussante”, “A fait ses besoins dans sa paillasse”, “A refusé de prendre un bain”, “Malpropreté corporelle”, “A uriné dans un récipient et a distribué le contenu sous son lit”…) ou les vols (“Vols de pommes de terre”, “A volé du savon à un de ses camarades”) et trafics divers (“A vendu sa ration de viande”, “A vendu sa chemise pour 2, 25 F”). La mixité du camp explique les mises en cellule pour être “passé la nuit chez les hommes (ou les femmes)”. On punit également les refus de corvées (“Refus d'éplucher des pommes de terre”, “S'est caché pour ne pas assister à l'épluchage de pommes de terre”, etc.) et les dégradations de matériel du camp (“Bris volontaire de vitres”, “A brisé un isolateur et l'a brûlé”, “Détérioration de couvertures”, “A démoli une fenêtre de sa chambre”) qui sont davantage significatifs d'une résistance à l'internement. Cela est encore plus net, bien que les refus d'obéissance en soient les prémisses, pour les “réponses inconvenantes et tendancieuses” aux ordres, c'est-à-dire toutes les atteintes à l'autorité du personnel du camp : “Réponses impolies au personnel du camp”, “Insultes à une sentinelle”, “Allusions désobligeantes à l'égard de la gendarmerie"”, etc. Si l'on ajoute les évasions, on là l'essentiel du contenu d'un registre des punitions.


Les dégradations des immeubles (bris des vitres, boiseries des fenêtres brûlées) témoignent également d'une forme de résistance. Aux dires du directeur du camp, dans un rapport adressé en décembre 1917 au préfet : «  Dans les deux bâtiments beaucoup de fenêtres sont garnies de planchettes de bois au lieu de verre à vitre, ce qui donne mauvais aspect aux bâtiments. Il a été nécessaire de remplacer les carreaux par des planchettes, les internés ayant à différentes reprises brisé les vitres de leurs fenêtres. Dans les escaliers les boiseries des fenêtres manquent : elles ont été détruites par les internés et brûlées. L'administration du camp a essayé à différentes reprises de murer ces fenêtres; elle l'a encore essayé il y a une quinzaine de jours; chaque fois les murettes ont été détruites, si bien que les escaliers sont ouverts à tous les vents. Les internés d'ailleurs jettent la nuit, dans la cour et dans le jardin une grande partie de leurs déjections et ce par les fenêtres de leurs chambres et par les fenêtres de leurs escaliers »


Ajoutons les évasions : 117 au total tout au long de l'existence du camp (avec 77 internés non repris) illustration des faiblesses du système de garde, le général commandant le secteur déplorant l'inefficacité du réseau de barbelés et ajoutant même : «  on a essayé des chiens de garde, ils ont été empoisonnés  » (décembre 1916).




La protestation peut aussi prendre des formes collectives, et c'est le cas dans ce camp où se trouvent internés nombre de socialistes russes. Le point de départ de ces révoltes est souvent la solidarité avec les internés punis de cellule, ce qui est à l'origine de deux incendies à Précigné en juin et juillet 1916.


Les manifestations deviennent plus nombreuses et plus collectives après l'armistice, comme le relève bien un rapport du préfet à l'Intérieur du 21 janvier 1919 : « L'état d'esprit qui se manifeste actuellement au dépôt de Précigné est déplorable. Dès la signature de l'armistice, nombre d'internés réclamèrent leur mise en liberté. Appartenant à des pays alliés ou neutres, ils estimaient que les hostilités finies, rien ne justifiait plus une détention d'ordre administratif. Orientaux éloignés de Grèce, et sans nouvelles des leurs; Belges ou Russes fixés en France où certains d'entre eux se sont mariés, tous revendiquent le bénéfice du doute qui n'avait pas permis une poursuite en conseil de guerre, demandaient chaque jour, sur un ton plus impératif, un élargissement immédiat. Depuis cette époque tout fut prétexte à manifestation : un plat mal préparé ou considéré comme insuffisant, la mise au cachot ou en cellule d'un interné ayant commis une faute ou un délit, chaque circonstance exceptionnelle provoquait un incident . Dimanche, voulant me rendre compte sur place de la situation réelle, je me rendis à Précigné. Dans la cour principale, je fus accueilli par les cris répétés à l'infini de « Liberté » .


De nouvelles manifestations ont lieu en mars 1919 aux cris de Liberté et au chant de l'Internationale


Ces résistances ne sont pas propres à Précigné, elles existent également pour les camps disciplinaires et les camps de mobilisables. Les révoltes collectives se font surtout dans la dernière année d'internement, particulièrement après l'armistice.




Au terme de cette évocation rapide, quelle est la spécificité de ces camps ?


On a avant tout des camps dont la finalité est militaire, étroitement liée au déroulement de la guerre : il s'agit de retenir les mobilisables ennemis, d'évacuer les civils de la zone des armées susceptibles d'entraver l'effort de guerre.


Beaucoup de camps, avec les mêmes objectifs, existent dans les autres pays en guerre, en Angleterre (32000 internés à la fin 1915) comme dans nombre de pays alliés. Ils existent également, naturellement, du coté ennemi. En Autriche, 1500 Français sont retenus et, en Allemagne des camps - créés ex-nihilo, à l'exemple d'Holzminden pour une capacité de 10 000 personnes – quantité de civils français sont internés, 10 000 le restant au début de 1918.


Cet internement de civils a des antécédents lors de guerres antérieures :  guerre des Boers (1900), guerre des Philippines (1899), guerre de Cuba (1896), guerre de Sécession (une loi de 1863 légalise l'internement des suspects pendant la guerre civile), premier Empire avec une loi de 1803 qui, en réplique au blocus, permet d'incarcérer les anglais mobilisables. Dans tous ces cas, la finalité est militaire et vise à priver l'adversaire du soutien d'une partie de la population mais aussi le terroriser (lors des insurrections nationales contre un occupant).


La postérité des camps est dans toutes les mémoires car alors les camps de concentration ont d'autres finalités : exclusion raciale et politique dans les camps de Vichy (souvent antichambre des camps nazis) extermination de populations de « races inférieures » dans les camps nazis.


Le point commun à tous ces camps est, outre de concerner des populations civiles nombreuses (d'où la nécessité de les « concentrer » dans des structures de vastes dimension), d'être des zones de non droit : l'internement n'a aucun motif juridique, il se fait hors de tout contrôle judiciaire. C'est le propre de tout internement administratif qui se prête à tous les arbitraires.




Pour aller plus loin :


J.C. Farcy ., Les camps de concentration français de la première guerre mondiale (1914-1920), Paris, Anthropos, 1995, 373 p.


Aladar Kuncz, Le monastère noir : souvenirs de captivité à la citadelle / Aladar Kuncz ; trad. du hongrois par Ladislas Gara et Marie Piermont. - Beauvoir-sur-Mer : L'Étrave, 1999. - 291 p. : ill. ; 24 cm. ISBN 2-909599-43-4, récit publié la première fois en 1922


Edward Estlin CUMMINGS, L'énorme chambrée, traduit de l'anglais par D. Jon Grossman, Paris, Christian Bourgois, 2006, 384 pages, ISBN : 2-267-01833-0, récit publié la première fois en 1937 aux éditions GALLIMARD


Emmanuel Filhol, Un camp de concentration français : les Tsiganes alsaciens-lorrains à Crest, 1915-1919, Presses universitaires de Grenoble, 2004


 








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