La justice des mineurs en Europe par Francis Bailleau

Date 11/4/2009 18:34:01 | Sujet : Justice des mineurs

Les évolutions de la justice pénale des mineurs en Europe :
Du modèle Welfare au modèle néo-libéral

Transcription de la conférence donnée par Monsieur Francis Bailleau, sociologue, membre du Centre de Recherches Sociologiques sur le Droit et les institutions pénales (CNRS-UMR 8183), le 12 mars 2009 à la Maison fraternelle à Paris.

Cette conférence a été organisée par l’ACAT Paris V en association avec l’ERF Quartier Latin-Port Royal.

L’ACAT Paris V remercie vivement Monsieur Francis Bailleau pour la qualité de son intervention.



Introduction

J’ai donc co-dirigé ce programme de recherche sur la justice pénale des mineurs en Europe avec un collègue belge, Yves Cartuyvels, qui est Professeur aux Facultés Universitaires Saint-Louis à Bruxelles. Ce programme s’est développé sur une dizaine d’années, il cherchait à répondre à une question : face aux changements que l’on constatait en Europe au niveau des politiques sociales, dans quelle mesure la justice des mineurs en était affectée ?
Par rapport à ce grand thème général, on a découpé notre approche en trois temps.
On a d’abord cherché à comprendre comment en Europe s’est construit progressivement, à partir de la fin du XIXème siècle, 1912 pour la France, un modèle de justice que l’on a appelé le modèle Welfare en référence aux politiques sociales de même nom qui ont pris tout leur essor à la fin de seconde guerre mondiale. Cette première étape qui s’est étendue sur trois ans, concernait les pays de l’Europe de l’Ouest. On s’est aperçu que le modèle était commun à tous ces pays occidentaux au-delà des légères variantes nationales.
Dans un deuxième temps, on s’est intéressé aux inflexions portées à ce modèle à partir des années 70 jusqu’à la fin des années 80. On s’est donc interrogé sur les points de contestation de ce modèle qui semblait jusque là fonctionner à la satisfaction générale.
Dans le troisième et dernier temps, on a analysé de façon plus concrète comment se jouait aujourd’hui la pénalisation du comportement des jeunes et quels étaient les types de traitement qui étaient mis en place.
Mon exposé va donc s’appuyer sur ce travail mais compte tenu de l’actualité, j’ai également prévu de développer la situation de la France. Et ceci d’autant plus qu’au moment où nous dégagions les contours d’un nouveau modèle européen, on s’est aperçu que la France s’en éloignait depuis quelques années. Je reviendrai sur ce point à la fin de mon exposé et j’aborderai donc l’un des derniers développements en France à savoir la commission Varinard réunie sous l’autorité du Garde des Sceaux avec comme mission de préparer une nouvelle réforme. Depuis 2002, cette législation française a en effet connu une évolution en profondeur avec la production, sans compter le texte attendu pour le printemps, de six textes de loi.


La naissance de la justice des mineurs

En dépit des difficultés auxquelles la recherche est confrontée en France, plus particulièrement dans le domaine des sciences sociales, nous sommes parvenus à couvrir une quinzaine de pays. En regroupant les pays par rapport à trois critères qui concernaient le lien entre politique sociale et politique judiciaire, nous sommes parvenus à la distribution suivante.
Les pays qui avaient connu pendant une période plus ou moins longue, une dictature d’extrême droite, cela concerne surtout les pays du Sud de l’Europe, et qui n’avaient pas bénéficié du développement social qu’ont connu les pays du centre de l’Europe ou du Nord de l’Europe après la seconde guerre mondiale
Les pays qui ont connu pendant une partie du XXème siècle un régime communiste et qui avait mis en place un dispositif particulier


Et enfin les pays socio-démocrates du centre de l'Europe qui ont connu, avec quelques variantes, le même type de développement économique et social.
Il est important dans un premier temps de bien définir ce concept de « justice des mineurs », terme qui apparaît à la fin du XIXème siècle dans les pays développés. Le premier tribunal spécialisé a été mis en place à Chicago en 1899, l’apparition du juge pour enfants datant de 1912 pour la Belgique et de 1945 pour la France. En terme d’analyse politique, il est essentiel de comprendre pourquoi de tels dispositifs spécifiques ont été instaurés. En fait, dans la période antérieure, l’enfant en tant que tel n’existe pas socialement. Il n’a pas d’existence autonome. Il est considéré comme une miniature d’homme et donc bien naturellement par rapport à cet adulte en miniature, personne n’éprouvait la nécessité de mettre en place des conditions spécifiques de jugement. L’enfant était traité comme un adulte et l'on se contentait de diviser les peines par deux, par trois. Il faudra attendre l’émergence de réflexions sur l’enfant comme celles développées par J.J. Rousseau et l’apparition de la scolarité. La scolarisation des enfants a amené pour la première fois la société à gérer des groupes d’enfants, à porter un regard spécifique sur l’enfant en tant qu’être autonome et en dehors de son rapport avec les adultes. C’est à partir de là que s’est développé toute une série de réflexions qui trouvent leur aboutissement dans les techniques d’observation dont parle Michel Foucault dans Surveiller et Puniravec la naissance du premier internat de « justice » à savoir la colonie agricole et pénitentiaire de Mettray (1839-1937). Michel Foucault met bien en évidence comment à partir de cette observation et de ce regroupement des enfants s’est construite cette institution qui aujourd’hui nous paraît évidente à savoir la justice des mineurs. Ces réflexions vont, dans un premier temps, aboutir à l’éclatement de l’hôpital général dans lequel on regroupait toutes les personnes à problème.
De nouvelles catégories sont inventées et donc de nouvelles modalités de prise en charge sont définies et des nouvelles institutions sont créées. On parle désormais d’enfant retardé, d’enfant handicapé, d’enfant délinquant, d’enfant aliéné…
Face à ces catégories qui ont peu changé depuis leur création, toute une série d’institutions vont être mises en place au XIXème siècle et en particulier va émerger progressivement l'idée puis la nécessité de traiter l’enfant de manière spécifique au niveau judiciaire. Que ce soit l’enfant à protéger des excès d’adultes ou bien l’enfant, auteur lui-même d’un délit. Une nouvelle vision de l’enfance se dégage alors avec comme corollaire une nouvelle vision de la normalité c’est à dire ce que doit ou ne doit pas faire un enfant. Dans le même mouvement de cette autonomisation de l’enfant, se mettent en place les épreuves qu’il doit affronter, les stades qu’il doit passer pour devenir adulte, l’appareil scolaire jouant en ce domaine un rôle prédominant.
A travers trois éléments, le droit, la famille et le fonctionnement de l’Etat, va se construire un dispositif autonome au sein des tribunaux dédié aux enfants. N’oublions pas qu’en terme de racine latine, le mot enfant signifie « celui qui ne parle pas encore ». Cette étymologie explique bien l’essor de l’expert dans le système judiciaire de l’enfance, c’est à dire celui qui est chargé de traduire le comportement de l’enfant. Au niveau de la famille, vont s’opérer également toute une série de transformations notamment celle du passage de la famille élargie qui comporte les ascendants et les descendants regroupés sous un même toit, à la famille nucléaire réduite au couple parental avec enfant. Quant à l’État, il a en charge l’éducation du mineur avec la scolarité qui se généralise et qui devient obligatoire. Cette tutelle de l’État peut se transformer en contrôle ou en prise en charge totale si l’on constate des déviances importantes par rapport au modèle normatif.


Les huit grands principes de la justice des mineurs

Autour de ces trois points va donc apparaître, dans les pays du centre de l’Europe, cette justice des mineurs que l’on peut décrire à partir de huit principes :

La définition d’un âge strict de minorité :
Cet âge peut varier dans le temps au sein d’une société donnée. En France par exemple, le passage de la minorité de 21 ans à 18 ans s’est opéré dans les années 70. Cette nécessité de se donner une limite, point qui est d’ailleurs en débat dans les projets de réforme en cours, exprime l’idée qu’un enfant jusqu’à l’âge de majorité doit être jugé au travers de catégories spéciales dans le cadre d’un dispositif autonome. Aujourd’hui, ce principe est fragilisé en France et dans d’autres pays européens, dans la mesure où certains considèrent que pour certains délits graves, on peut appliquer la justice ordinaire dès 16 ans et ceci officiellement afin d’éviter le risque de récidive.

La création d’une chambre dédiée et d’un magistrat spécialisé

Ainsi, dans la loi de 1912 en France, si le tribunal pour enfants a bien été instauré, aucun magistrat spécialisé n’a été prévu. Cette situation qui perdurera jusqu’en 1945, se révèlera peu satisfaisante dans la mesure où un magistrat, pour traiter des affaires concernant les mineurs, a besoin non seulement d’une formation spécifique mais également d’être entouré de personnes qui vont l’aider au niveau du signalement comme au niveau de la prise en charge.

La prise en compte des conditions de vie du mineur et de sa personnalité

Au moment de la parution du mineur, ses conditions de vie et sa personnalité doivent être prises en compte. Ceci signifie que l’on ne s’intéresse pas uniquement au délit, contrairement à ce qui se passe pour les adultes. On essaie de comprendre ce délit et de rassembler à cet effet un certain nombre d’éléments sur les conditions de vie du mineur.

La disjonction entre la nature de l’acte commis et les mesures ou les sanctions prescrites

A la différence de la justice des mineurs, la justice des adultes fonctionne sur le principe d’une correspondance entre le délit constaté par la police et les catégories prévues par le code pénal. Et, le jeu laissé à l’appréciation du magistrat est limité par les barrières existantes entre les différentes incriminations prévues dans le code pénal.
Le magistrat pour enfants lui n’est pas lié par ce code d’incrimination. Parce qu’il doit prendre en compte les conditions d’éducation du mineur, il reste libre de prendre ou ne pas prendre une mesure en liaison avec le délit commis. C’est précisément sur ce point que va se jouer le basculement qui s’est opéré dans la fin des années 80 en France mais en Europe également.



La responsabilité partagée

C’est ce concept de responsabilité partagée qui est aujourd’hui fortement contesté. Dans le cadre de l’État social, le magistrat doit, au moment où il prend sa décision, faire jouer une dialectique entre la responsabilité individuelle du mineur et la responsabilité collective de la société au regard des conditions d’éducation et de vie de l’enfant concerné. D’où le rôle central joué par le juge des enfants dans les pays de l’Europe de l’Ouest, à l’exception de l’Écosse et des pays nordiques, qui doit évaluer au cas par cas l’importance respective de ces deux responsabilités au regard du délit commis.

La primauté des mesures éducatives

Ce principe est également contesté ces derniers temps. Il consiste à affirmer que sauf en cas de situations exceptionnelles, le choix est fait de trouver, pour répondre au délit du mineur, une mesure éducative comme par exemple :
• des mesures éducatives en milieu ouvert avec le maintien du lien familial mais avec une surveillance exercée à intervalle régulier par un éducateur ou un autre intervenant.
• Un placement éducatif en internat ou en foyer.
Le but étant toujours de poursuivre l’éducation du jeune. Dans cet esprit, les peines privatives de liberté sont le plus souvent possible évitées. La prison doit faire partie de l’exception comme cela est consacré par les conventions internationales et non pas de la règle.

Construire l’avenir de l’enfant

Comme on se situe dans une perspective éducative, le rôle du juge pour enfants ne situe pas par rapport à un passé immédiat ou un présent. Le juge doit prendre position par rapport à l’avenir de l’enfant c’est à dire permettre à l’enfant de devenir un adulte responsable dans les meilleures conditions possibles. Toutes ces mesures éducatives ne sont donc pas définies en terme de durée contrairement à ce qui passe pour les adultes. Nous sommes là dans un temps indéterminé puisque l’on ne peut pas prévoir à l’avance de façon précise, et ce sont les rapports successifs des travailleurs sociaux, des éducateurs, des assistantes sociales qui le diront, quand l’enfant sera stabilisé, quand il aura repris un cours de vie normal. Cette approche s’accommode mal avec les procédures rapides et se caractérise par le temps long qui est consacré au diagnostic. D’où l’importance dans ce type de justice, des mesures provisoires dont la durée n’est pas précisée au départ, le jugement intervenant le plus souvent au terme de cette période pour clore, prendre acte un parcours éducatif accompli. Deux ou trois ans pouvaient s’écouler entre le moment où le mineur avait posé un problème à la société et le moment où il était jugé.
Ces huit points se retrouvent dans tous les pays de l’ouest à l’exception donc de l’Écosse notamment. En Écosse, compte tenu de sa position géographique et de sa relation spécifique à l’Angleterre, il n’existe pas de juge pour enfants. A été préféré un dispositif le « hearing system». C’est une assemblée de personnes vivant en proximité avec les parents et le jeune, qui prend un certain nombre de décisions et qui assure leur contrôle. Ce dispositif spécifique à l’Écosse lui interdit de signer la convention internationale relative aux droits de l’enfant de l’ONU.(1989) qui ne reconnaît pas le principe d’une justice communautaire. Dans les pays nordiques comme dans les pays de l’ex-URSS, il n’existe pas non plus de justice des mineurs. Au niveau de l'URSS, c’était un système de prise en charge qui s’opérait à travers l’appareil scolaire avec des intervenants spécialisés. Dans les pays scandinaves, le dispositif est de type médico-sanitaire. Depuis, la situation a beaucoup évolué : les pays de l’Est qui ont adhéré au Conseil de l’Europe et à l’Union européenne, ont développé un système judiciaire spécifique pour les mineurs. Cette situation rappelle les hésitations qu’a connues la France entre les années 1945 et 1958. Pendant cette période, on s’est beaucoup interrogé sur la question de savoir si la protection de l’enfance devait relever du judiciaire, ou bien de l’éducation ou bien encore des affaires sociales.



La remise en cause de la « justice d’exception »

Avec cette justice pour mineurs, nous nous trouvons en fait confronté à une « justice d’exception » qui se construit autour d’un face à face entre le juge et le mineur dont l’objectif au terme de la négociation consiste à obtenir l’adhésion de l’enfant à la décision et le respect par l’enfant de la décision prise. Non seulement la décision est négociée mais de plus elle est réévaluée à intervalle régulier. Le jugement ne tranche pas une situation. Les mesures adoptées peuvent être transformées à tout moment si un nouveau problème se pose : passer par exemple d’une mesure en milieu ouvert à une mesure d’internat. En conséquence, et cela a constitué le fondement des critiques intervenues au début des années 80, les règles judiciaires qui sont censées préserver l’autonomie et la liberté, c’est à dire la défense, le contradictoire, l’appel, existaient peu dans cette juridiction pour mineurs. Le jugement, le moment où l’avocat devait être présent formellement, venait plutôt clore un processus éducatif, comme je l’ai dit précédemment, que de l’ouvrir.

Ce sont les raisons pour lesquelles cette justice qui a été qualifiée de paternaliste, l’enfant étant considéré comme étant sans droits, a été remise en cause. En conséquence, toute une série de garanties juridiques vont être mises en place parce que le jeune est considéré comme étant un être autonome. En le considérant comme autonome, on considère ipso facto qu’il est maître de ses choix. Face à la fragilisation de l’Etat social dans les pays européens à partir des années 80, on voit simultanément naître un nouveau climat social marqué par l’insécurité. Les premières réflexions sur ce thème remontent en France à la fin des années 70 avec en particulier la Commission Peyrefitte, sécurité et liberté. On assiste à partir de ce moment-là à un basculement de la représentation de la jeunesse.

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Le basculement de la représentation de la jeunesse

Jusqu’au début des années 80, le jeune est beaucoup plus représenté comme un sujet porteur d’espoir. A travers le jeune se construit l’avenir. Pour la France, c’est le fameux préambule de l’ordonnance de février 1945 (quelques mois avant la fin de la guerre qui interviendra seulement en mai) qui stipule :
« La France n’est pas assez riche d’enfants pour qu’elle ait le droit de négliger tout ce qui peut en faire des êtres sains »
Les premières mesures qui vont être prises par rapport aux jeunes en liaison avec les problèmes de l’emploi et qui remettre en cause cette idée de l’enfant comme investissement sur l’avenir, remontent au milieu des années 70. Pour remédier au chômage des jeunes, on met en place pour la première fois en 1975 des mesures dédiées à cette catégorie : les stages dits Granet. C’est aussi à ce moment que se mettent en place aussi en France une réflexion sur l’habitat dégradé et les premiers programmes que l’on va appeler Habitat et Vie sociale. Ces mesures vont être reprises et prolongées au début des années 80.
On voit donc monter, à cette période charnière, une peur en France comme en Europe qui aboutit à un reversement de l’image du jeune qui devient pour l’adulte une source d’inquiétude. Source d’inquiétude en termes de comportement, source d’inquiétude en terme d’accès au travail, en terme de fragilisation de la position de l’adulte.
De nouvelles orientations vont donc émerger avec une volonté de surveiller, de mettre en place la tolérance zéro ce qui veut dire qu’aucun acte déviant ne doit rester sans réponse. On va chercher également à accélérer les procédures. Le parquet va de plus en plus s’impliquer dans le cas français. La rupture avec les principes de l’État social et sa fragilisation vont être de plus en plus marquées et le rôle dévoué aux enfants dans la vie sociale va être redéfini face à la fragilisation des adultes. On ne pense plus à l’avenir mais plutôt maintenir le statu quo du moment.
L’âge de la minorité va être également remis en cause et c’est l’Angleterre qui la première va lancer le mouvement de durcissement de sa législation. L’Angleterre estime que les jeunes de 16 ans doivent être jugés comme des adultes. Ce mouvement est relativement contradictoire en Europe dans la mesure où, par exemple en France on a remis en cause récemment le principe de laisser éventuellement les jeunes adultes entre 18 ans et 21 ans sous la responsabilité du juge pour enfants tandis que la Belgique au contraire vient d’étendre l’année dernière l’âge de prise en charge par le juge des mineurs jusqu’à 24 ans.
L’objectif unique n’est plus comme au moment de l’État social l’éducation et la protection de l’enfance. Une nouvelle approche se met en place autour des notions de médiation, de réparation et réapparaît également la notion de sanction. A partir du moment où l’on considère que le mineur est entièrement responsable de son acte, on ouvre une nouvelle ère. Ce changement reste ambiguë dans la mesure où l’enfant n’est pas considéré comme majeur dans d’autres domaines de la vie sociale : il n’a pas accès au marché du travail et il doit rester sous la responsabilité de sa famille. On pourrait même affirmer que le délit devient un acte transitionnel qui marque le passage du statut d’enfant à celui d’adulte. C’est le sens des recommandations de la commission Varinard qui tendent à considérer le jeune entre 16 et 18 ans comme un quasi-adulte.
L’autre évolution importante c’est le désengagement de l’État des politiques sociales traditionnelles, conformément à des directives européennes, par rapport à certaines responsabilités collectives en termes de santé, de pauvreté, etc., qui étaient au cœur de l’État social tel qu’il avait été conçu au lendemain de la seconde guerre mondiale. De plus en plus, les doctrines actuellement prônées par Bruxelles en terme de bonne gouvernance renvoient à des acteurs privés un certain nombre d’actions sur l’ensemble de ces champs : au niveau de la famille, de la communauté, des entreprises ou des ONG.
On constate donc un double mouvement :
Une surveillance accrue des jeunes et des familles par une multitude d’acteurs différents
Une difficulté grandissante de ces multiples acteurs à gérer les problèmes qu’ils sont censés gérer. De sorte que ces acteurs sont amenés de plus en plus à confier à la justice le soin de régler des conflits qui dépassent leurs ressources et leurs compétences.
Le cas est flagrant au niveau de l’école où de plus en plus la justice intervient pour régler des litiges qui avant étaient réglés en interne. L’État se désengage en partie des questions d’éducation au profit d’un plus grand investissement dans le domaine de la surveillance et de la sanction des comportements déviants.



Les nouveaux critères au niveau européen

Si l’on cherche à repérer au niveau européen les points sur lesquels on a constaté un changement d’approche, on peut en recenser huit :

Le surinvestissement de la problématique sécuritaire
Le social est de plus en plus traité en terme de sécurité et d’insécurité. Cette interprétation implique un certain type de réponses.

Le retour à la responsabilité pénale des jeunes
Le principe de double responsabilité est progressivement abandonné au profit d’une responsabilité individuelle du mineur.

Un ciblage des politiques judiciaires sur des groupes particuliers
L’appareil pénal gère de plus en plus les populations marginalisées, déstabilisées, en particulier les populations étrangères ou celles d'origine étrangère avec une situation extrême qui est celle de l’Italie où à plus 90% l’appareil pénal pour les mineurs fonctionne en direction des seules populations étrangères.

Le développement du principe de bifurcation
Le principe de bifurcation c’est simultanément le ciblage sur certains groupes et la séparation du traitement entre les groupes. Avec en amont de l’appareil judiciaire, l’installation de nouveaux dispositifs, en France cela correspond au parquet, où une délégation de justice est accordée à certains services pour gérer les primo-délinquants. La justice n’intervenant que pour les délits particulièrement importants ou pour les récidivistes. Ce ciblage implique l’existence d’un système d’enregistrement et de suivi. Pour ces populations repérées, le traitement pénal classique s’applique d’entrée de jeu.

Un retour vers la psychiatrisation des comportements délinquants
En Belgique et en Allemagne plus particulièrement, on constate que les comportements délinquants ne sont plus analysés et traités au travers du prisme du manque d’éducation et de carences familiales mais sont considérés désormais comme des manifestations de troubles psychiatriques.

L’importance du traitement local
Le traitement de la délinquance est de plus en plus confié à une multitude d’acteurs locaux qui n’appartiennent pas au système judiciaire.



L’exception française

La Belgique, l’Italie et l’Allemagne sont les pays européens dont le modèle de justice des mineurs résiste le plus à l’influence néo-libérale. Au contraire, l’Espagne, l’Angleterre, la France et le Portugal sont les pays d’Europe qui sont de plus en plus marqués par cette pénalisation du comportement des mineurs.
Toutefois, dans l’ensemble au niveau de l’Europe, le modèle de l’État social qui assigne à la justice des mineurs un rôle éducatif continue de prévaloir.
La France à cet égard fait figure d’exception dans la mesure où tous les nouveaux textes depuis les lois Perben 1 (2002) et Perben 2 (2004), la loi sur la protection de l’enfance de 2007, la loi sur la prévention de la délinquance, la loi sur la lutte contre la récidive et la dernière loi sur la rétention de sûreté, renforcent l’option pénale pour le traitement de la délinquance des mineurs.

On constate dans ces six textes de loi, une multiplication des délits spécifiques par rapport aux jeunes, un durcissement des sanctions pénales pour les mineurs, un alignement progressif sur le traitement des adultes et un élargissement du rôle de la police et du parquet.
Cette politique française s’est matérialisée notamment par la création des centres fermées pour les mineurs, d’établissements pénitentiaires spécifiques, la création de la sanction réparatrice, le blocage du pouvoir décisionnaire du magistrat sur un quantum de peine, la suppression de l’excuse de minorité lors de la deuxième récidive pour les mineurs de 16 ans, la création de peines plancher pour les mineurs de 13 ans et plus …

Cette situation exceptionnelle de la France au niveau européen s’explique certainement par la position de la France par rapport à sa jeunesse. Elle remonte à des choix faits au début des années 70 et qui n’ont pas été remis en cause depuis.
La France a pris l’option d’une gestion démographique du chômage ce qui a entraîné de nombreux coûts sociaux. Contrairement aux autres pays européens, la France a en effet choisi de gérer le chômage au travers de variables démographiques. Cela s’est traduit par un retard de l’entrée des jeunes sur le marché du travail et une accélération de la sortie des plus âgés. Sur le statut traditionnel de salarié ne s’est retrouvé qu’un noyau limité de personnes se situant dans la tranche des 30 à 50 ans.

C’est cette situation tout à fait particulière de la France qui explique la question des espaces dégradés, des émeutes urbaines. La France est le seul pays européen à connaître cette régularité dans l’irruption d’émeutes. Les émeutes en France sont entrées dans un fonctionnement social "ordinaire".
Le corollaire de ces choix sociaux c’est une gestion par la pénalisation des comportements délinquants des jeunes. L’objectif n’est plus, comme au temps de l’État social de mettre fin à ces comportements, mais de gérer au mieux les risques collectifs induits par ces conduites asociales.



Bibliographie recommandée :

De l’auteur

- S/dir BAILLEAU F. et CARTUYVELS Y. (2009), La Justice pénale des mineurs en Europe. La criminalisation des mineurs et ses évolutions, le jeu de sanctions, numéro spécial de la revue Déviance et Société, vol 33, N°3, éditions Médecine et Hygiène, Genève. A paraître, septembre 2009.
- BAILLEAU F. (2008), "L'exceptionnalité française. Les raisons et les conditions de la disparition programmée de l'ordonnance pénale du 2 février 1945", in Droit et Société, automne 2008, n°69-70, pp°399-438.
- BAILLEAU F. (2008), "Punir les mineurs comme des adultes", in revue en ligne La vie des idées (http://laviedesidees.fr), le 16 décembre 2008, pp°1-13.
en codirection avec Yves Cartuyvels, «La Justice pénale des mineurs en Europe. Entre modèle Welfare et inflexions néo-libérales», Paris, L’Harmattan, 2007

F. Bailleau, J. Faget, J. de Maillard et P. Pattagay, « Coproduire la sécurité. Les "chargés de mission prévention-sécurité" dans la redéfinition des politiques locales de sécurité », Les Cahiers de la sécurité, n° 58, troisième trimestre 2005

« Une autre lecture de la justice pénale des mineurs en France », in C. Bec et G. Procacci (dir.), De la responsabilité solidaire. Mutation dans les politiques sociales d'aujourd'hui, éditions Syllepse, Paris, 2003

F. Bailleau et Y. Cartuyvels (dir.), « La justice pénale des mineurs en Europe », numéro spécial de Déviance et société, vol. 26, n° 3, septembre 2002

«Justice et délinquance : le débat sur la justice des mineurs », in Crime et Sécurité, l'état des savoirs, la Découverte, Paris, 2002.



Autres auteurs

Archives de politique criminelle, n°30 : La justice des mineurs
Equipe de recherche sur la politique criminelle (Montpellier I), Mission de recherche Droit et Justice, UMR de Droit comparé (Paris I)
Paris, Ed. Pédone, 2008, 254 p., 35 €.

Jeunes délinquants - A la recherche de la socialisation perdue
De : Robert Cario, Christine Lazerges, Paris, L'Harmattan, 2000, 416 pages, 35 €

Sur le traitement de la délinquance juvénile, au plan historique, un des meilleurs connaisseurs est un historien d'Angers, Eric Pierre :
Dupont-Bouchat (Marie-Sylvie), Pierre (Éric) (dir.). Enfance et justice au
XIXe siècle, Paris, P. U F., 2001, 443 p.

Récemment, une jeune historienne, Elise Yvorel a soutenu une thèse sur les mineurs en prison.
Yvorel (Elise). Les enfants de l¹ombre : la vie quotidienne des jeunes détenus au XXe siècle en France métropolitaine, Rennes, PUR, 2007, 356 p.

Sur la délinquance juvénile proprement dite doivent paraître incessamment les actes d'un colloque de Besançon sur ce thème :
Caron (Jean-Claude), Stora-Lamarre (Annie), Yvorel (Jean-Jacques). Les âmes mal nées. Jeunesse et délinquance urbaine en France et en Europe, Annales littéraires de l'Université de Franche-comté, à paraître en 2009.







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