La France a peur .Une histoire sociale de « l’insécurité » par Laurent Bonelli

Date 18/6/2009 10:31:48 | Sujet : Forces de police



Histoire sociale de l'insécurité




La France a peur. Une histoire sociale de « l'insécurité » 


Par Laurent Bonelli



Maître de conférences en science politique, membre du groupe d'analyse politique de l'université de Paris-Ouest-Nanterre et du comité de rédaction de la revue Cultures & Conflits


Ce texte fait suite à la conférence de Monsieur Laurent Bonelli du 14 mai 2009 à la Maison fraternelle à l'initiative de l'ACAT Paris V en association avec l'ERF Quartier Latin-Port Royal.


L'ACAT Paris V remercie vivement Monsieur Laurent Bonelli pour la qualité de son intervention.


Résumé


« Zones de non-droit », « délinquants toujours plus jeunes et plus récidivistes », « flambée de la violence urbaine » : l'« insécurité » semble devenue l'un des principaux problèmes sociaux du début du XXIe siècle en France. Les responsables politiques, de droite comme de gauche, invoquent la « demande de sécurité » de leurs électeurs pour réclamer une action plus énergique de la police et de la justice et les gouvernements successifs ont rivalisé dans l'adoption de lois et de mesures nouvelles en la matière.


D'où vient une telle inflation du thème de la sécurité depuis le début des années 1980 ? Dans quelle mesure a-t-elle modifié la perception des milieux populaires et de leurs problèmes sociaux ? Laurent Bonelli montre que l'émergence de l'« insécurité » est inséparablement liée aux formes de précarités qui se développent depuis la fin des Trente Glorieuses et au recul constant de l'État social.





La France a peur. Une histoire sociale de « l'insécurité  », est un livre né d'une triple surprise. En 1997, première surprise, on observe un gouvernement socialiste, de gauche plurielle, faire de l'insécurité l'une de ses principales priorités. Lionel Jospin l'annonce lors du colloque « Des villes sûres pour des citoyens libres », à Villepinte le 24 octobre 1997. Durant des dizaines d'années, cette question était traditionnellement ancrée à droite, structurant les différences entre les partis politiques de gauche et de droite. Ainsi, au début des années 1980, lors du vote de la loi Sécurité et liberté proposée par le Garde des Sceaux Alain Peyreffite, les députés socialistes et communistes s'opposaient de manière très virulente à cette loi en disant qu'elle était pire que les lois vichystes.


La deuxième surprise était celle d'une reformulation des termes du débat antérieur. D'une façon générale, depuis la guerre on avait un consensus droite-gauche sur l'idée que la délinquance, la déviance d'un certain nombre de jeunes étaient des problèmes liés à ce qu'on appelait à l'époque des « ratés de socialisation ». C'est-à-dire qu'on pensait que le développement économique et social du pays finirait bien par discipliner les jeunes. Cette position explique d'ailleurs l'accent mis sur la réinsertion, la réhabilitation des délinquants.


Force est de constater qu'à la fin des années 1990, un autre type de consensus se généralise, au moins dans le champ politique et médiatique, sur la nécessité de la punition et de la coercition. Consensus que traduit assez nettement le fait que la France soit actuellement en train de battre régulièrement des records d'incarcération. On a battu en avril 2004 un record historique d'incarcération et, en 2008, ce chiffre à été plusieurs fois dépassé.


Troisième surprise : l'inflation du thème de l'insécurité dans le débat public. L'insécurité est devenue l'un des principaux prismes d'analyse des milieux et des quartiers populaires. Dès lors que l'on parle de maltraitance, d'urbanisme, d'illettrisme, d'absentéisme scolaire, tout semble ramener invariablement à la question de la délinquance.


C'est en partant de ces trois surprises que j'ai essayé de comprendre et d'expliquer, comment, entre les années 1970 et le début des années 2000 s'est constituée cette manière de voir les choses, ce « cela va de soi sécuritaire ».


Comment ai-je travaillé ? Tout simplement en faisant ce que l'on pourrait appeler une démarche généalogique, pour parler comme Michel Foucault. J'ai recherché les lieux – des commissions parlementaires, des associations d'élus locaux, des plateaux de télévision, des écoles de police, etc. – et les moments – les rodéos des Minguettes en 1981, Vaulx-en-Velin en 1990, Villepinte –, par lesquels ou dans lesquels se constitue ce que j'appelle cette doxa , c'est-à-dire cette manière de voir le monde et d'analyser le monde social. La constitution de cette doxa n'a pas une source unique, personne n'en est responsable, elle s'est construite dans des interactions, dans des interdépendances entre des milieux différents et pour des raisons diverses.




Transformations des quartiers populaires


Ce mouvement qui a mené vers le « cela va de soi sécuritaire » que l'on connaît aujourd'hui trouve ses fondements dans les transformations morphologiques et sociales des quartiers et des milieux populaires de ces trente dernières années. Beaucoup de problèmes rassemblés sous le label d'insécurité renvoient en effet aux grands ensembles construits entre les années 1950-1955 et les années 1970.


Dans les années 1950 , la France connaît un exode rural comme elle n'en a jamais connu, couplé à un boom démographique – avec le rattrapage des naissances d'après guerre et à une importante immigration liée à la reconstruction. On assiste à un afflux de population dans les villes alors que les logements manquent. C'est l'époque où l'Abbé Pierre lance son appel aux pouvoirs publics, « l'appel de l'hiver 54 » pour dénoncer la pénurie de logements et le caractère insalubre d'un grand nombre d'entre eux. 1955 est donc le point de départ de la prise en compte par les pouvoirs publics de cette question.


Les pouvoirs publics vont construire massivement. Entre 1955 et 1975, 6 millions de logements sont construits en France, dont la moitié était des logements sociaux. C'est un effort véritablement considérable si on le ramène à la construction des 38 000 logements sociaux par an actuellement…


Il ne s'agit pas d'invoquer un illusoire âge d'or de ces cités, mais il faut avoir à l'esprit qu'à l'époque, c'était un véritable mieux-être social. Pour les ouvriers, on passait du taudis à des appartements où l'on avait pour la première fois l'eau courante, l'électricité, le chauffage, ce qu'on appelait le confort moderne. Bref, véritablement une dimension de progrès social.


Conséquence de cet effort colossal : il a fallu construire vite et pas cher, là où du terrain était disponible, très souvent dans les périphéries des villes ou des villages. Sarcelles, par exemple, a surgi en 1955 sur un village de 1 800 habitants et le plan initial comptait 55 000 logements…


Pour réduire les coûts, une forme nouvelle de constructions se développe : le béton précoulé qui donnera cette physionomie particulière à ces grands ensembles. Ce sont très souvent des tours de béton en carré dont la distance entre les bâtiments n'est pas scientifique mais s'explique tout simplement par la distance du bras de la grue : on pose la grue au milieu et on construit quatre bâtiments autour.




À partir du début des années 1970, ces quartiers commencent à se transformer au niveau de leur population. On est à l'époque sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing qui considère que, pour assurer l'adhésion à la société et au régime qu'il défend, il faut créer une France de petits propriétaires. Pour cela, il va développer des lois favorables à la construction, comme les lois Barre, et l'aide à la pierre pour permettre à des ouvriers, notamment des ouvriers qualifiés, d'accéder à la propriété. Les lotissements pavillonnaires fleurissent, c'est la grande époque des maisons Phénix, des maisons Bouygues, et les ménages les plus favorisés de ces quartiers vont s'installer dans ces pavillons, très souvent séparés par une simple rue du grand ensemble.


Précarité des emplois et des statuts sociaux


Un deuxième mouvement va affecter ceux qui restent. 1973, 1979, deux chocs pétroliers vont accélérer la réorganisation de l'appareil productif français : les usines, et notamment celles qui utilisent beaucoup de main-d'œuvre, vont faire des efforts d'automatisation, de mécanisation, d'informatisation. On assiste aux premières délocalisations. Le chômage de masse commence dès le début des années 1980 à toucher très durement le monde ouvrier et, plus durement encore les ouvriers sans qualification, particulièrement ceux d'origine étrangère.


Parallèlement, les statuts se précarisent avec le développement des contrats d'intérim, des contrats à durée déterminée, des temps partiels subis, etc. On assiste a un double mouvement : un départ des plus aisés et une précarisation, une paupérisation de ceux qui restent dans ces quartiers.


Les conséquences seront importantes sur les jeunes puisque ce qui fonctionnait jusque-là comme une forme de reproduction ouvrière – le fils d'un ouvrier devenait ouvrier, on avait de véritables dynasties familiales – se grippe, se casse.


Pour deux raisons : la première est que le monde ouvrier est affecté par les transformations dont j'ai parlé : avec la mécanisation moins d'emplois sont disponibles, les concurrences sont plus dures. La seconde raison concerne les enfants d'ouvriers qui deviennent ouvriers à leur tour mais n'accèdent plus comme leur père à des statuts stables et cela a des effets très importants sur les désordres qui vont en découler.




La généralisation scolaire


Le mode de l'emploi change mais également le monde scolaire puisqu'au début des années 1980 démarre la seconde généralisation scolaire. Jusqu'à la fin des années 1960, les études secondaires sont réservées aux enfants de la bourgeoisie. Ceux des milieux populaires arrêtent leurs études quand ils obtiennent leur certificat d'étude. Le système scolaire assure une séparation sociale très nette dès le départ. À la fin des années 1960, le système se réforme, mais ce n'est qu'au début des années 1980 qu'on assiste à une véritable généralisation scolaire : des enfants des milieux populaires accèdent massivement au secondaire et obtiennent le bac la plupart du temps.


C'est un mouvement très positif puisqu'on a une élévation générale du niveau de formation. Mais, en même temps, ce mouvement est paradoxal puisqu'il n'y a pas de transformation des hiérarchies sociales. Ceux qui étaient en bas de l'échelle y restent. Si le baccalauréat valait beaucoup quand 10 % de la population l'avait, quand 80 % l'obtient, il se dévalorise.


Ce marché de dupes entre des promesses de démocratisation scolaire et une réalité de la reproduction sociale par l'école va avoir des effets sur un certain nombre d'adolescents et générer des désordres à l'école.


Instabilité économique et existentielle des jeunes


Un des effets principaux de ces transformations de la jeunesse et des conditions de vie des jeunesses populaires est que les disciplines qui pesaient sur eux ne vont plus fonctionner. La violence des jeunesses populaires est récurrente dans l'histoire de notre pays. On ne la découvre avec les rodéos des Minguettes en 1980, les blousons noirs, les loubards des années 1960, 1970, les Apaches du XIX e  siècle…


Mais comment s'est arrêtée cette violence ? Pendant très longtemps, l'atelier de l'usine a fonctionné comme une instance de normalisation de ces comportements. Le jeune loubard à un moment donné finissait par rentrer à l'atelier parce que son père, son oncle, l'y faisait rentrer, etc. Mais l'atelier, loin de constituer une rupture par rapport au monde de la rue dans lequel il était auparavant, en constituait un prolongement assez logique.


L'anti-autoritarisme de groupes de jeunes dans l'usine pouvait se transposer dans la lutte contre le petit chef, contre le contremaître, et a fabriqué de véritables générations de très bons militants syndicalistes ou politiques par exemple. La virilité, la violence afférente au monde de la rue se transposaient également sur les chaînes. Et la stabilité du statut fordiste, c'est-à-dire des contrats de travail, soit parce qu'ils étaient stables en eux-mêmes, soit parce que la croissance économique était telle que vous pouviez perdre un emploi dans une usine pour en retrouver un le lendemain dans celle de l'autre côté de la rue, faisait que petit à petit, comme on le disait à l'époque, on se rangeait.


La stabilité économique et existentielle permettait de se projeter dans le futur, de faire des projets, (départ en vacances, achat immobilier, fonder une famille etc.) qui s'accompagnaient très souvent de l'arrêt du « temps des petites conneries ».


Nous n'en sommes plus là. Certaines fractions des jeunesses populaires restent en bas des immeubles, alternant travail d'intérim, travail au noir, bizness , un terme suffisamment flou pour englober des échanges de biens contre services, du petit recel, des petits deals. Sur fond de concentration spatiale de la pauvreté, se mettent en place ce que certains économistes appellent des économies de braconnage faites de l'ensemble de ces activités et dans lesquelles la drogue occupe depuis le début des années 1980 une part non négligeable.


Travaillant par intermittence, marginalisés dans le monde scolaire, ces groupes de jeunes restent sur les quartiers et provoquent des désordres. Certains sont des délits, d'autres sont simplement des comportements « dérangeants » dans l'espace public. Si bien que je parlerai plutôt d'indisciplines, qui vont constituer le socle de l'investissement des homes politiques. Car les transformations qui ont affecté les milieux populaires ne suffisent pas en elles-mêmes à expliquer comment l'insécurité a pris la place qu'elle occupe aujourd'hui dans notre pays. Il faut comprendre quelles ont été les reformulations des élus, comment elles ont résonné avec les logiques d'un certain nombre d'autres univers sociaux.




Le rôle des élus locaux


Des désordres apparaissent dès la fin des années 1970, même s'il y a une mythologie très pratique qui veut que les désordres urbains aient commencés en 1981 avec l'arrivée de la gauche au pouvoir. Les élus locaux vont progressivement prendre en compte ces questions-là pour plusieurs raisons. Il est très intéressant d'ailleurs de voir que dans le rapport de la commission Bonnemaison en 1982, plus de la moitié des préoccupations et des préconisations sont véritablement des préconisations d'élus locaux. Elles concernent l'éclairage municipal, la maîtrise du peuplement, les coordinations entre les polices municipales et la police nationale… La commission est dans son immense majorité constituée d'élus locaux qui, très souvent, viennent d'accéder à cette fonction aux élections de 1977 et découvrent ces problèmes-là.


Ces problèmes sont à la fois d'ordre public, car ces jeunes perturbent les structures socioculturelles, l'activité des services municipaux, de la voirie, etc. et d'ordre politique, notamment parce qu'un élu local a la charge de gérer la coexistence de groupes sociaux sur un territoire. Ce qui veut dire qu'il peut difficilement ne pas donner des gages à ceux qui sont politiquement actifs, comme des associations de co-propriétaires dans une commune de banlieue ou des associations de commerçants mobilisés dans un centre-ville sur le thème des sans-domicile-fixe.


La gestion des relations entre les groupes sociaux occupe beaucoup de temps et d'énergie des élus locaux, puisque c'est notamment d'elle que dépend leur avenir politique. Sur le terrain de la lutte contre « l'insécurité », ils vont faire trois choses à la fois : rassurer, menacer et négocier.




D'abord rassurer les braves gens, les bons citoyens de la commune par plusieurs manières : l'installation de caméras de vidéosurveillance – la campagne municipale de 2008 a été loin sur ce thème –, ou d'une police municipale. Dans une enquête menée sur le terrain, un élu de centre-ville critiquait la politique de la ville en disant : « Donner de l'argent aux associations de ces quartiers ! Pourquoi ? De toute façon ils ne voteront pas pour nous. En revanche la visibilité d'un dispositif de prévention avec des policiers municipaux dans le centre-ville me rapporte des voix car cela rassure mes électeurs.  » Rassurer c'est aussi accompagner des personnes âgées à la banque quand elles vont chercher de l'argent. Les mairies des arrondissements parisiens ont chacune un service spécialisé dans ce domaine.


Ensuite, ils vont menacer les mauvaises gens, les mauvaises familles avec les menaces d'expulsion locative, les couvre-feux pour les mineurs, les arrêtés anti-mendicité, les rappels à l'ordre. C'est d'ailleurs un des enjeux aujourd'hui des conseils des droits et des devoirs des familles qui ont été instaurés par la loi sur la prévention de la délinquance du 5 mars 2007. Un des enjeux, comme le disait très justement un chargé de mission CLSPD, c'est de faire du maire un « maire fouettard ».


Rassurer, menacer, et enfin négocier les avantages individuels ou collectifs avec les fauteurs de troubles ou leurs proches. Cet aspect est le moins visible, mais j'ai observé cette forme de gestion localisée des désordres sur tous les terrains sur lesquels j'ai eu l'occasion de travailler.


Dans les années 1980, et surtout 1990, certains élus locaux vont travailler autour du thème de la sécurité non pas au niveau de leur municipalité mais dans des associations trans-partis (Association des maires de France, Association des maires d'Île-de-France, etc.), où on assiste à une véritable multiplication des groupes de travail, des colloques, des publications.


Le travail réalisé dans ces espaces réunit l'ensemble des forces politiques et aboutit dans une grande mesure à dépolitiser ces questions en les considérant comme des problèmes techniques, qui concernent tout le monde et ne sont pas l'apanage d'un parti politique. On retrouve ce positionnement sur d'autres sujets comme l'écologie, l'économie.


Autre conséquence : des problèmes localisés vont être montés en généralité. On ne va plus parler de la famille X qui empoisonne le quartier Y, on va tous se mettre d'accord sur le problème de la responsabilité des parents par exemple. Ainsi, des situations liées à un contexte local en seront déconnectées, les difficultés observées deviennent transversales et transposables d'un site à l'autre quelles que soient les réalités locales.


Cette montée en généralité, ce passage du très local à des catégories beaucoup plus générales va permettre à ces désordres localisés d'être repris, retraduits dans le débat politique national, au sein des partis et à l'Assemblée nationale. Effectivement, on verrait mal un député parler à la tribune de l'Assemblée nationale du problème de la famille X.




Comment ces problèmes sont-ils repris ? Des élus locaux vont se convertir en « entrepreneurs de causes ». Cette pratique est fréquente, mais elle ne réussit pas toujours. Pour l'écologie, il a fallu attendre 50 ans avant que cela ne devienne un thème qui aujourd'hui semble assez porteur. La question de l'égalité entre les genres en politique ne date pas d'hier non plus. Donc ce n'est pas parce qu'il y a des « entrepreneurs de causes » que la prise de conscience s'opère.


Au début des années 1990, le cumul d'une série de facteurs va fournir un contexte favorable. D'abord dans le champ politique lui-même, on assiste à une déroute électorale historique du parti socialiste en 1993, puisque sa représentation politique parlementaire est la plus faible et conduit le parti socialiste à se replier derrière ses élus locaux puisque c'est la seule assise qui lui reste à ce moment-là. Ce repli sur le local revalorise les élus locaux, dont ceux qui travaillent autour de la sécurité et qui vont se présenter de manière crédible au sein des instances du PS. Ils semblent capables de reconquérir les votes populaires sur le terrain de la sécurité et l'une des grandes préoccupations des partis politiques de gauche à cette époque concerne la désaffection électorale des milieux populaires. Celle-ci se traduit de deux manières : par une montée croissante de l'abstention. Des études d'Henri Rey sur les quartiers politique de la ville , évaluent l'abstention à 55 % en moyenne, soit 20 points de plus que les moyennes nationales. Dans certains quartiers de Seine-Saint-Denis, l'abstention atteint près de 70 %, auxquels il faut rajouter 25 % à 30 % d'étrangers non communautaires qui n'ont pas le droit de vote et environ 20 % d'habitants qui ne sont pas inscrits sur les listes électorales. Au final, l'abstention des milieux populaires affecte l'ensemble des partis mais affecte davantage les partis de gauche. Second phénomène inquiétant : la montée du Front national qui mord également sur une partie de l'électorat populaire en faisant, lui, explicitement et depuis très longtemps campagne sur le thème de l'insécurité et de l'immigration. À l'époque, 70 % des ouvriers ne votent plus et parmi ceux qui votent, 30 % votent Front national.


Ainsi, des élus du parti socialiste vont faire campagne, y compris au sein de leur parti, sur la sécurité. À droite également, on fait campagne sur ce thème comme Pierre Cardo, maire de Chanteloup-les-Vignes. Pour qu'un thème puisse prospérer dans le monde politique, il faut qu'il soit partagé par les deux camps. Aussi longtemps que la sécurité reste un thème de droite, il ne va pas se développer dans le champ politique parce qu'on dit que c'est une politique de droite. Par contre, à partir du moment où émerge un double intérêt, cette thématique peut prospérer dans les arènes parlementaires. Dès 2002, un groupe d'étude spécifique sur les questions de sécurité est installé, il s'agit du Groupe d'études parlementaire sur la sécurité intérieure (GESI). Mais il a mal démarré, puisque la commission prévention du GESI, présidée par Jacques-Alain Benisti, est l'auteur d'un rapport sur la prévention de la délinquance, paru en 2004, qui a entraîné une levée de boucliers. Ce rapport indiquait notamment que les comportements délinquants étaient détectables dès la maternelle et que la pratique du bilinguisme devait être interdite parce qu'elle était facteur de déscolarisation et de délinquance. Néanmoins, la mise en place de ce groupe montre l'institutionnalisation du thème de la sécurité, y compris au sein de l'Assemblée nationale.




Cet intérêt collectif que l'on commence à percevoir s'accompagne, et notamment à gauche, d'un renversement de perspective. À partir du moment où les pouvoirs publics prennent en compte la question des désordres urbains, au début des années 1980, ils sont convaincus que les désordres et la délinquance ont des causes sociales qu'il faut traiter simultanément si l'on veut les faire diminuer. La politique de la ville est créé pour y répondre. Mais, à partir de 1990-1991, on observe un basculement dans le champ médiatique. Entre l'automne 1990 et le printemps 1991, certains quartiers qui ont connu l'ensemble des mesures de la politique de la ville flambent (Vaulx-en-Velin, Mantes-la-Jolie, Sartrouville, Melun). On oublie rapidement les raisons pour lesquelles ces quartiers se révoltent, souvent à la suite du décès d'un jeune et un nouveau discours va alors être tenu mettant en cause la politique de la ville qui n'aurait pas su enrayer les violences.


Au sein du parti socialiste, commence à se dessiner très clairement de nouvelles positions. Le rapport de Julien Dray sur la violence dans les banlieues, du 25 juin 1992, affirme que la violence n'est pas qu'une question sociale et qu'elle n'a pas d'autres sources que la responsabilité individuelle du délinquant. Cette analyse reprend les théories économiques libérales les plus classiques, et, finalement, personne ne le dit aussi bien que Julien Dray en 2001 : « référons nous, pour une fois, aux préceptes des économistes néo-classiques : pour l'homo-œconomicus rationnel, le prix de la possible punition doit excéder les bénéfices attendus du délit ».


La sécurité apparaît dans les campagnes électorales du parti socialiste à partir de 1995 et se développe avec force à partir de 1997 quand le gouvernement de Lionel Jospin est formé. Anecdote sans doute, ce gouvernement ne comporte pas de ministre de la Ville, il ne sera nommé qu'en mars 1998. C'était sans doute un oubli…


La première rentrée politique du gouvernement se fait à Villepinte les 24 et 25 octobre 1997, lors du colloque « Des villes sûres pour des citoyens libres » où Lionel Jospin résume ce renversement de perspective quand il fait de la sécurité la première des libertés. Le discours de gauche bascule : la délinquance n'est plus perçue comme une conséquence des inégalités sociales, mais comme la principale cause des inégalités entre citoyens.


La sécurité devient alors une priorité du gouvernement, la seconde après l'emploi. On assiste à un traitement renouvelé dans les médias, même si ce n'est pas à partir de juin 1997 qu'on parle de la délinquance dans la presse. Le fait divers depuis au moins la fin du XIX e  siècle était un thème vendeur dans la presse, avec des journaux spécialisés sur les faits divers. Ce qui devient plus étonnant c'est de voir que les faits divers sortent du Nouveau Détective pour être mis à la une du Monde.




Le rôle des médias



Pourquoi les médias s'emparent-ils de la sécurité ? Les raisons sont d'abord internes aux médias. Une des transformations majeures du champ journalistique durant ces vingt-cinq dernières années est la montée en puissance de la télévision. Elle est devenue un média dominant pour dire ce dont il faut parler et la manière dont il faut en parler. Les médias sont très divers entre une presse quotidienne nationale ou régionale, une télévision et un hebdomadaire... Une des logiques du monde médiatique est ce qu'on pourrait appeler l'auto-référence dans la concurrence, cela signifie qu'il est très difficile pour un journal de ne pas parler de ce dont parlent ses confrères, et notamment de ce dont parlent ses confrères dominants, ceux qui donnent le « la », tout en s'en démarquant si possible (dans la logique du scoop ).


Cette montée de la télévision va avoir des effets, y compris sur la presse écrite qui connaît à cette époque une crise de ses ventes. La presse est endettée dès la fin des années 1980 y compris les quotidiens les plus sérieux comme Le Monde, et les responsables de presse vont essayer de développer l'audience de leurs journaux pour compenser la baisse des recettes publicitaires. Comment cela se traduit-il en termes éditoriaux ? Dans les journaux télévisés, par exemple, l'actualité étrangère recule au profit de l'information de proximité… Et force est de constater que la délinquance cadre très bien avec le thème « C'est arrivé près de chez vous ».




Les raisons sont aussi externes. Le simple fait qu'un gouvernement s'intéresse à un thème permet aux journalistes des médias dominants de le traiter dans une logique ordinaire qui est celle des rapports entre journalistes et hommes politiques et de sortir un certain nombre de faits qui jusque-là étaient considérés comme des faits divers et qui deviennent des faits de société.


Je n'ai pas étudié l'ensemble du traitement médiatique de l'insécurité pour lequel existaient des travaux, mais je me suis centré sur les émissions de télévision. J'ai dépouillé l'ensemble des émissions consacrées à l'insécurité entre 1995 et 2002.


Qui fait ces émissions ? Ce sont l'élite des journalistes politiques comme Christine Ockrent, Michèle Cotta, Arlette Chabot. Les médias vont contribuer, dans les logiques qui sont les leurs, à la formation et à la diffusion d'un nouveau sens commun sécuritaire.


L'ensemble des dépouillements montre qu'en général un tiers des invités sur les plateaux de télévision sont des élus, un tiers sont des policiers ou des magistrats, 20 % sont des experts – des universitaires, des sociologues, des consultants –, mais seulement 7 % représentent les institutions sociales, culturelles ou médicales, 2 % pour l'école et 2 % pour les habitants des quartiers.


En outre, on observe une récurrence des invités, on retrouve les mêmes personnes d'un plateau de télévision à l'autre : des « bons clients », capables de se rendre disponible, en mesure de tenir un certain discours. Par exemple, un expert devra pouvoir définir dans des termes très simples un certain nombre de phénomènes. Un syndicaliste policier devra être capable de tenir un discours plus général qui ne soit pas centré uniquement sur des problèmes de moyen. Les jeunes qui sont invités devront tenir un discours jeune, correct, convenable, par exemple on invitera : « Stop à la violence » et pas le mouvement de l'immigration et des banlieues (MIB).


Si l'on regarde les reportages diffusés, on constate que 60 % d'entre eux mettent en scène l'action des forces de l'ordre – justice, police essentiellement - 80 % valorisent l'approche coercitive, spectaculaire ou alarmiste, contre moins de 10 % qui mettent en scène par exemple la réhabilitation de délinquants. Il y a des raisons objectives à ce qu'il en soit ainsi, liées à la manière dont les journalistes travaillent, à leurs contraintes.




Vingt ans de traitement médiatique des « banlieues » ont en effet largement contribué à créer des stéréotypes négatifs de ces espaces et de leurs habitants. En réaction, on ne compte plus le nombre de protestations, de pétitions ou de documentaires destinés à « rétablir la vérité » à demander des excuses ou à dénoncer le traitement « partial » d'un quartier, d'un collège ou d'un incident. Mais les protestations les plus fréquentes se font par le rejet, et les journalistes sont souvent très mal accueillis dans les quartiers où ils entendent enquêter dans l'urgence ( i.e. sans travail préparatoire). C'est particulièrement vrai pour les journalistes d'images (photographes ou caméramans), qui ont souvent à déplorer des vols de matériel, des violences verbales ou physiques et ne peuvent parfois pas travailler dans de bonnes conditions. Ces contraintes obligent les journalistes à développer toutes sortes de stratégies de contournement (discuter avant de filmer, usage de connaissances pour servir d'interface), mais également à faire appel à la police pour filmer. C'est ainsi que nombre de sujets sur la délinquance, « l'insécurité » ou les « violences urbaines » sont tournés derrière l'épaule des policiers. Cette situation amène les reporters à adopter un angle de vue très particulier – au sens propre et figuré – et renforce paradoxalement le rejet dont ils sont l'objet. De surcroît, l'action policière d'une Brigade anti-criminalité (BAC) est bien plus adaptée à un format télévisuel que le travail d'un juge des enfants qui reçoit pour la cinquante troisième fois une famille qu'il reverra dans six mois.


Tous ces phénomènes ont des effets. Les médias ne font pas l'opinion, car les téléspectateurs ne croient pas aveuglément ce qu'ils voient à la télévision ou ce qu'ils lisent dans les journaux. Leurs sociabilités et leur socialisation influent sur la réception du message télévisé. Mais on s'aperçoit que les médias ont un rôle important, notamment parce qu'ils unifient, homogénéisent des situations très hétérogènes en les alignant par le bas. Quand on étudie le traitement médiatique à partir du début des années 1990, on s'aperçoit que la banlieue est devenue synonyme de grands ensembles dégradés avec des jeunes à casquette d'origine africaine ou maghrébine, délinquants et en échec scolaire. Alors que le thème des banlieues recoupe aussi des réalités absolument hétérogènes : des problèmes de délinquance existent dans des cités qui ne sont pas dégradées et vous avez des cités très dégradées où les problèmes sont autres.




Par ailleurs, les médias diffusent des clichés qui deviennent vrais à force d'avoir été répétés : des délinquants de plus en plus jeunes, de plus en plus violents. Peu importe que l'ensemble des études scientifiques en doutent en disant : on n'est pas sûrs, on n'a aucune idée là-dessus, etc. Autre cliché : la tolérance zéro, ça marche…


Ensuite, ils consacrent des points de vue, en donnant toujours la parole aux mêmes interlocuteurs, portant un type de discours consacré et, dans une certaine mesure, ils contribuent à fermer l'espace du discible. Ainsi, on s'aperçoit que, dans les débats de ces émissions, certaines questions ne sont jamais posées. En 2006, par exemple, lors du débat sur la prévention de la délinquance, la question du nombre d'éducateurs en France n'a jamais été posée. Imaginerait-on demain une loi sur la sécurité intérieure qui ne commencerait pas par lister combien il y a de policiers, de gendarmes et de magistrats et combien est-ce qu'il en faut ? C'est ainsi qu'on s'aperçoit que des choses disparaissent du débat.


Les processus que je suis en train de décrire dans les médias ont un rôle important sur l'opinion publique. Un très bel exemple est illustré par l'échange entre Olivier Mazerolle, directeur de l'information de TF1 et Jacques Chirac après le premier tour des élections présidentielles de 2002, alors que Jean-Marie Le Pen accède au second tour : «  vous en avez fait un peu beaucoup sur l'insécurité…  » et Jacques Chirac répond à Olivier Mazerolle avec un grand sourire : «  Vous savez, je regarde le journal télévisé, et qu'est-ce que je vois au journal télévisé ? de la délinquance, donc… Ce n'est pas moi qui choisis vos sujets.  » C'est l'humour de Jacques Chirac qui peut se permettre cette réponse, néanmoins il est difficile pour des hommes politiques de se désintéresser de ce qui se passe dans les médias en raison de l'importance des nouvelles relations de dépendance entre les médias et les leaders politiques.




Un processus nouveau ?


Le processus auquel on assiste n'est pas complètement nouveau. Dans l'histoire de la France, il y a eu des perturbations urbaines, on ne les découvre pas dans les années 1980. Au début de la révolution industrielle, des villes croulaient sous la délinquance, la prostitution, l'alcoolisme, etc. À l'époque, les réformateurs sociaux ont essayé de prendre en main ces questions. Leurs projets se sont développés, non seulement sous la pression des idées socialistes de l'époque, mais ils ont été organisés par les patrons d'entreprise eux-mêmes. Michelin, les grands entrepreneurs, les maîtres des forges de l'époque ont été des grands constructeurs de cités ouvrières, d'écoles d'arts ménagers, pour que les femmes apprennent à être de bonnes cuisinières.


Tout cela a été organisé et conforté par la suite par le développement de statuts plus stables dans le monde du travail sous l'effet de luttes également avec les organisations qui défendaient les ouvriers.


Aujourd'hui, la situation est différente. On a d'un côté une organisation de la précarité des existences et de l'autre côté des gens qui doivent gérer les effets de cette précarité et de la désorganisation de ces existences. Mais ce ne sont plus les mêmes. Alors qu'au XIX e  siècle c'étaient les mêmes qui tiraient les bénéfices de cet ordre et qui organisaient cette stabilité. Aujourd'hui ils n'ont pas à gérer les effets de cette instabilité qui est déléguée à l'État ou aux collectivités territoriales.


La sécurité de l'existence a été le fondement véritable de la discipline de la société fordiste mais elle s'est délitée. Or on sait depuis Max Weber que l'assise de l'autorité est proportionnelle à sa légitimité auprès de ceux sur lesquels elle s'exerce. C'est-à-dire aux contreparties qu'elle est capable de procurer. En d'autres termes, on peut dire que la discipline fordiste n'a fonctionné que parce qu'elle a constitué en même temps une amélioration de la condition sociale.


Actuellement, il semble un peu vain d'attendre des nouvelles mesures (la prévention situationnelle, le durcissement judiciaire, le déploiement de nouvelles unités de police, les arrêtés anti-mendicité, les nouvelles technologies) qu'elles garantissent une paix sociale simplement en exacerbant les différences entre les bons et les mauvais citoyens ou en insistant sur la responsabilité individuelle de chacun. Les explosions sporadiques de violence le montrent, on peut parler de novembre 2005 mais aussi évoquer les relations quotidiennes rugueuses qui existent entre des jeunes et les institutions, la police, les transports en commun, les bailleurs sociaux, les enseignants, etc. Je crois que l'oubli de ces principes simples ne peut être que porteur de radicalisations funestes qui ne feraient à leur tour que renforcer les mesures sécuritaires.




Les conséquences


On observe une transformation des logiques d'action des institutions au niveau local – la police, la justice, l'école… – qui génèrent des contradictions importantes en leur sein, dans un contexte où l'État est moins présent, où l'on propose de supprimer 10 000 policiers et gendarmes d'ici 2012 ! Ce contexte entraîne des réorganisations, l'appel à des structures partenariales au niveau local, une mutualisation des moyens, une fuite en avant vers la solution technologique qui serait à même de compenser une solution humaine qu'on ne peut plus apporter, notamment sur les thèmes de la vidéosurveillance.


Durcissement de la justice


Ce mouvement a aussi eu un impact sur la justice qui a fait l'objet d'une véritable avalanche de textes depuis 2002 : sept lois, quatorze réformes du Code pénal et seize du Code de procédure pénale. La justice est l'une des institutions qui a connu les mutations les plus importantes durant ces dix dernières années. L'instauration par exemple du traitement en temps réel de la délinquance a bouleversé non seulement l'organisation des juridictions mais également les manières de faire de la justice pour les petits délits.


Des études commencent à être réalisées sur les peines prononcées. Elles montrent que certaines des juridictions sont d'une sévérité sans commune mesure avec les juridictions ordinaires. À l'été 2008, les députés vont aller plus loin puisqu'ils pensent supprimer les chambres de comparution immédiate et faire passer l'ensemble des petits délits en comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (le plaider coupable). Pour ceux qui reconnaissent les faits, le procureur pourra prononcer la peine à l'issue de la garde à vue et prononcer le cas échant un mandat de dépôt par retour de fax, ce qui servirait à désengorger les tribunaux.


On assiste à un durcissement très net de la justice. Parmi les dossiers traités par la protection judiciaire de la jeunesse, il y avait en 1990 75 % de dossiers traités au titre de l'enfance en danger pour 25 % au titre de l'enfance délinquante. En 2002, les proportions s'inversent, 25 % concernent l'enfance en danger pour 75 % au titre de l'enfance délinquante. Par ailleurs, de nombreux faits qui sont aujourd'hui pénalisés, ne l'étaient pas auparavant : le squat dans les halls d'immeubles, la fraude dans les transports en commun, les violences scolaires légères. Un certain nombre de procureurs se plaignent d'avoir leur parquet encombré de signalements de violences légères.


Transformations de la police


Les effets sont également observables sur la police, qui voit ses missions reformulées dans une grande mesure puisqu'elle est de plus en plus engagée, au moins dans la commande qui lui est faite, pour réguler ces indisciplines locales. Dès 1998, la réforme de la police de proximité consistait à déployer sur le territoire des policiers qui étaient compétents sur des îlots, qui devaient être connus et reconnus. La Brigade anti-criminalité (BAC) continue d'intervenir sur les quartiers, mais ils n'ont ni les mêmes moyens, ni la même philosophie d'intervention : d'un côté, les policiers de proximité occupent le territoire puisqu'ils sont à pied ou en bicyclette, de l'autre côté, la BAC est une patrouille extraordinairement mobile couvre une circonscription de police entière, ou la moitié, et intervient sur appel téléphonique. Qui sont sociologiquement les policiers qui interviennent dans les quartiers difficiles ? Ce sont très souvent des policiers jeunes, qui sortent de l'école, originaires de villes de province de moins 50 000 habitants. Les Pyrénées-Orientales est l'un des départements qui fournit le plus de policiers. Et lorsque ces policiers se retrouvent dans ces quartiers, c'est compliqué pour eux. Ce qui explique aussi des formes de tensions entre groupes de jeunes, très agressifs vis-à-vis de l'institution, et de jeunes policiers qui n'ont ni métier ni la distance au rôle qui leur permet de gérer cette difficulté-là.


En 1998, Dominique Monjardet, l'un des sociologues français de la police, remarquait : « On fait la plus importante réforme de la police française à moyens décroissants ! » Cette question des moyens va revenir en 2008-2009 puisque le gouvernement envisage de limiter le nombre de policiers et de gendarmes. Depuis le milieu des années 1990 on traque les tâches indues, c'est-à-dire celles qu'on considère comme ne relevant pas du métier de policier. De ce point de vue, la seule alternative qui se dessine c'est la substitution sur un certain nombre de territoires de forces de police nationales par des polices municipales ou privées.


La question de la municipalisation de la police est un thème compliqué en France. Autant la police criminelle et la police de renseignement ont été très tôt une police d'État, tandis les polices municipales sont restées, elles, municipales dans l'essentiel des villes de France jusqu'en 1941. C'est le gouvernement de Vichy qui a nationalisé les polices municipales et les réticences sont fortes, à la fois intellectuelles, morales, mentales, à remunicipaliser les missions de la police nationale. Actuellement, la question de la municipalisation de la police revient régulièrement dans les débats politiques.




L'insécurité : un marché


En France, en 2006, les effectifs des entreprises privées de sécurité ont dépassé pour la première fois ceux de la police nationale. Néanmoins, la plupart des études menées en France et à l'étranger montrent qu'il n'y a pas forcément une juste substitution du public au privé. Il y a plutôt une extension des tâches de sécurité, on a des agents de sécurité privée qui assurent des missions qui n'avaient jamais été assurées par des policiers d'Etat, par exemple dans les aéroports ou dans les supermarchés.


On observe à la fois une extension et un certain nombre de substitutions. Par exemple, la réparation des voitures de police était assurée par des garagistes policiers, or maintenant les garagistes ne seront plus des policiers. Les gendarmes perdent le droit d'avoir des gendarmes garagistes et donc dépendent d'un garage de proximité. Ce n'est pas totalement neutre parce que les gendarmes font respecter le droit du travail, le Code de la route, etc. Après on entend des témoignages : « Le garagiste est intouchable parce qu'il répare nos voitures, et si on commence à l'ennuyer il ne nous réparera pas la voiture en une semaine mais en six mois. » Ces transformations posent un certain nombre de questions.


Une fuite en avant vers la solution technologique


Le caractère létal et dramatique d'un certain nombre d'attentats constitue une occasion pour faire passer des dispositifs qui étaient prêts mais suscitaient des résistances. Cela se traduit par des effets directs sur les questions d'insécurité quotidienne. La vidéosurveillance par exemple, les puces RFID (de l'anglais radio frequency identification ) qui sont des puces à identifiant unique communiquant par ondes radio, et le débat actuellement sur les nouveaux passeports biométriques sont un véritable enjeu de société peu développé dans les médias… Les connexions entre les actes terroristes et les politiques de sécurité sont évidentes. La législation pour lutter contre le terrorisme étend l'usage de la vidéosurveillance. Or dans beaucoup de sites la vidéosurveillance n'est pas étendue dans une quelconque optique antiterroriste !


On retrouve cette dynamique dans l'ensemble des pays européens. Les caméras de Londres ont permis de repérer des personnes qui avaient posé des bombes parce que leurs parents avaient signalé aux autorités la disparition de leurs enfants, qu'ils leur ont donné des photographies et leur ont indiqués l'heure à laquelle ils avaient pris le train. Dans ces conditions, il a été possible de localiser les personnes, mais cela n'a pas empêché les attentats.



Un fichage croissant


Le fichier de police STIC (Système de traitement des infractions constatées) recense toutes les informations concernant à la fois les personnes mises en cause dans des procédures pénales, et les victimes des infractions constatées. JUDEX (Système JUdiciaire de Documentation et d'EXploitation), est un fichier du ministère de la Défense regroupant les informations concernant les auteurs d'infractions interpellés par les services de la gendarmerie. Ce sont des fichiers très importants puisqu'ils comportent 23 millions de fiches en 2006.


La CNIL (Commission nationale de l'informatique et des libertés) a émis un certain nombre de réserves sur ces fichiers, notamment en disant qu'ils tendaient parfois dans le monde du travail à se substituer au casier judiciaire. Le casier judiciaire est organisé en trois types de bulletin (B1, B2, B3). Il est géré par le ministère de la Justice qui peut, une fois les peines purgées, retirer certaines de ces informations après expiration de délais, amnisties, réhabilitations. Tandis que dans ces fichiers STIC et JUDEX, la durée de vie des données est bien supérieure, jusqu'à quarante ans pour un certain nombre d'entre elles.


On assiste à des usages administratifs de ces fichiers, parfois parfaitement illégaux, qui ont fait l'objet de condamnation. La seule garantie de ces fichiers dans l'immédiat est que leur accès est contrôlé, et qu'on sait qui s'y connecte.


Un autre fichier aujourd'hui est en croissance exponentielle : le FNAEG (fichier national automatisé des empreintes génétiques), qui comptait 2 000 fiches en 2003 et qui est à plus de 300 000 ou 400 000 récemment.


Sur ces fichiers, à la fois il n'y a pas de débat politique sur la technologie et en même temps il y a une croyance assez magique en la technologie. On pense que comme les personnes sont dans des fichiers, on va les retrouver facilement. Or, pour avoir enquêté récemment aux États-Unis sur les fichiers mis en place après le 11 septembre 2001, on s'aperçoit que les services de renseignement déplorent ce système car ils sont noyés sous des tonnes de données, des fichiers absolument peu fins, avec des homonymes, et des dysfonctionnements qui ralentissent le traitement des informations. Ils préfèreraient avoir des fichiers avec 300 000 personnes disposant d'éléments sérieux sur leur engagement dans des activités clandestines, plutôt que d'avoir un fichier avec 50 ou 60 millions de noms dont ils ne peuvent rien faire parce qu'au bout d'un moment ils ne peuvent plus trier.


Actuellement, une des stratégies, notamment valable en cas d'anti-terrorisme consiste à l'élaboration de profil. On pense que le profilage – très développé aux États-Unis et dans les pays anglo-saxons, un peu moins en France où le renseignement humain continue à prédominer – permet de prévoir le comportement des personnes à partir d'un certain nombre de caractéristiques. Une grande partie du profilage policier anti-terroriste s'est construit à partir des outils du profilage bancaire. Chaque personne qui demande un crédit à une banque fait l'objet d'un profilage : en fonction des données qui seront indiquées, le profil de la personne sera établi, la banque accordera le crédit ou pas si le profil fait partie des catégories bancaires à risque. Les entreprises qui ont développé ces logiciels bancaires les ont adaptés à l'anti-terrorisme.




Renversement de perspectives


Il est peut-être temps d'envisager que, contrairement à ce que l'on pourrait croire initialement, l'insécurité n'est pas tant un problème qu'une solution ou, en tout cas, une série de solutions qui ont été imaginées entre les années 1980 et 2000 pour juguler les effets de la désorganisation des milieux populaires. Si on parle d'insécurité et non de délinquance, c'est parce que les faits dont on parle ont un caractère particulièrement flou, malléable, dans lequel on peut mettre beaucoup de choses différentes et où de nombreux acteurs peuvent se retrouver en ayant l'impression de parler de la même chose. Il est très intéressant par exemple de constater que dans les réunions des conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance, alors que les représentants institutionnels sont censés parler le même langage, on s'aperçoit que chacun autour de la table a sa propre logique, ses intérêts, ses propres dynamiques et que c'est une bourse de négociation sur les logiques des uns et des autres.


Dans mon livre, La France a peur , j'ai essayé d'expliquer les mécanismes qui ont amené, à un moment donné, des acteurs à s'intéresser à l'insécurité alors qu'a priori ils ne s'y intéressaient pas. Cela suppose d'élucider les logiques propres à chaque univers : on ne comprendrait pas que des hommes politiques se soient intéressés à cette question s'il n'y avait pas cette abstention importante et la montée du Front national, et si les sondeurs n'occupaient pas cette place dans le champ politique. On ne comprendrait pas que des médias s'y intéressent s'il n'y avait pas la question de la télévision, etc.


En même temps, tout se redéfinit dans les relations qu'entretiennent en permanence ces univers. La grande difficulté de l'exposé est de trouver les deux niveaux d'analyse qui montrent qu'on aboutit à une situation sans l'intervention d'un chef d'orchestre. Au final, l'insécurité s'impose comme grille d'analyse. Or, elle n'est pas le résultat d'une décision de quelqu'un, mais celui d'une série de processus non voulus, non contrôlés, aléatoires, dus à des transformations qui ont affecté tous ces univers ces vingts dernières années. C'est en ce sens-là que je dis que c'est un faisceau de solutions et qu'il faut le penser comme le résultat de quelque chose et non pas comme le problème initial.


Penser l'insécurité comme le résultat de toutes ces logiques-là invite à penser un certain nombre de questions d'une autre manière. Aujourd'hui par exemple, les milieux populaires sont traversés par des compétitions assez inédite comme l'accès à des ressources rares telles que le logement, les prestations sociales, l'emploi, etc. Et ces tensions exacerbent la violence y compris entre ces milieux-là.


Comprendre que l'insécurité est le résultat de préoccupations spécifiques de certains univers sociaux, selon des modalités différentes et comment, sous l'effet des interdépendances entre différents univers, elle se redéfinit en permanence est un premier renversement de perspective qui permet à la fois d'éviter la thèse de l'intentionnalité – l'insécurité c'est le nouveau mode de domination des pauvres – comme celle de la naturalité – l'insécurité est la conséquence mécanique des transformations des quartiers. Ce renversement de perspective pourrait être un premier pas vers la restauration d'un ordre social plus harmonieux, soucieux d'assurer le bien-être de tous et pas simplement la discipline de quelques-uns.




Pour en savoir plus


Ouvrages et direction d'ouvrages collectifs


Laurent Bonelli, La France a peur. Une histoire sociale de « l'insécurité », Paris, La Découverte, 2008.


Didier Bigo, Laurent Bonelli et Thomas Delthombe (dir.), Au nom du 11 septembre. Les démocraties occidentales à l'épreuve de l'antiterrorisme, Paris, La Découverte, 2008).


Laurent Bonelli et Gilles Sainati (dir.), La machine à punir. Pratiques et discours sécuritaires. L'Esprit Frappeur, Paris, mars 2001, 320 pages. Réédition, revue et augmentée 2004, 390 pages.


Présentation exhaustive des recherches de Laurent Bonelli


http://www.reseau-terra.eu/article776.html


Site de la revue Cultures et Conflits


http://www.conflits.org/


Henri Rey et Cécile Péchu, Le comportement électoral dans les quartiers de la politique de la ville à l'élection présidentielle et aux élections municipales de 1995 , rapport, Délégation interministérielle à la Ville, Paris, CEVIPOF, 1995, 75 p.








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