Le principe de dignité en droit américain par Stéphanie Hennette-Vauchez

Date 25/3/2010 3:45:24 | Sujet : Peine de mort - Etats-Unis

Transcription de la conférence animée par Madame Stéphanie Hennette-Vauchez, Professeure de droit public à l'Université Paris 12 et à l'Institut Universitaire Européen (Florence) le jeudi 5 novembre 2009 à la Maison fraternelle qui a été organisée par l’ACAT Paris V en association avec l’ERF Quartier Latin – Port Royal.
L’ACAT Paris V remercie vivement par Madame Stéphanie Hennette-Vauchez pour la qualité de son intervention.

Résumé

Le principe de dignité est éminemment ambivalent. Il peut fonder toutes sortes de revendications individuelles (le droit à l'autonomie personnelle -et donc, à l'avortement ou à l'euthanasie). Mais il peut aussi les contrer (obligation de respecter la dignité humaine en soi). Transposé au plan juridique, le principe de dignité peut être tour à tour utilisé comme un droit ou, au contraire, comme une obligation s'imposant aux individus. Eu égard à cette singulière plasticité, il est particulièrement intéressant d'observer la manière dont ce principe fonctionne en droit américain, les Etats-Unis étant l'un des pays où ces questions liées à la définition et aux limites de l'autonomie personnelle sont depuis longtemps posées en termes juridiques. Or l'observation du droit américain révèle que le principe juridique de dignité y est singulièrement moins prégnant qu'en Europe (pour des raisons sur lesquelles il pourra être intéressant de s'interroger), même s'il a effectué récemment des "percées" sur lesquelles la conférence sera l'occasion de revenir -en particulier dans des affaires relatives à la peine de mort et à la liberté sexuelle.
e vous remercie pour votre invitation et je suis contente d’avoir pu y répondre.
Je suis également très contente du sujet qui m’a été proposé à savoir « Le principe de dignité en droit américain » parce qu’en effet il y a un certain nombre de différences entre l’Europe et les Etats-Unis qui rendent l’interrogation intéressante mais aussi parce que pour des personnes militantes comme vous qui réfléchissez sur les questions autour de l’abolition de la torture et de la peine capitale, c’est en effet un « angle d’attaque » si je puis dire qui est assez intéressant puisqu’il y a une actualité assez forte de toutes ces questions en droit américain de façon très récente, c’est-à-dire depuis quelques années – avec peut-être même une accélération dans les derniers mois.

Pour les besoins de mon exposé, je vais donc reprendre l’analyse de l’arrêt Baze contre Rees de la Cour suprême des Etats-Unis d’avril 2008 que j’avais abordée une première fois lors d’une précédente conférence en juin 2009 à l’EHESS. Il y a deux points essentiels que je vais plus particulièrement développer ce soir :
Ce qui ressort assez fortement de cet arrêt de la Cour suprême américaine c’est qu’il y a quelque chose comme une illusion qui entoure l’injection létale comme modalité d’exécution de la peine capitale. En effet, l’injection létale est souvent présentée ou perçue comme une méthode « clinique », comme une méthode aseptisée d’exécution alors même que l’on dispose de tout un faisceau d’indices scientifiques, empiriques qui nous autorisent à penser que cette méthode n’est pas moins cruelle, pas moins susceptible d’échecs que d’autres qui ont eu leur « heure de gloire » comme la chaise électrique par exemple.
Le second point qui mérite d’être étudié à propos de cet arrêt, au demeurant fort volumineux comme le sont bien souvent les arrêts de la Cour suprême des Etats-Unis, c’est qu’ il n’est fait référence au principe de dignité qu’une seule fois. Le mot dignité n’est en effet mentionné qu’une fois dans l’arrêt, et loin d’employer la dignité pour évoquer la dignité du condamné et la manière dont cette dignité pourrait s’accommoder de l’injection létale qui précisément était contestée devant elle, la Cour a utilisé le terme de dignité pour évoquer la seule dignité de la procédure d’exécution capitale en général : la dignité qui était en question n’était pas celle du condamné mais la dignité du public qui peut assister à l’exécution, du peuple au nom duquel la peine capitale s’exerce et des différents acteurs impliqués par la procédure : les exécutants, les contrôleurs, les surveillants etc..


L’illusion du caractère clinique de l’injection létale

L’illusion du caractère clinique, aseptisé et sans douleur de l’injection létale a été largement confirmé : vous avez certainement entendu parler des toutes récentes affaires qui se sont produites dans l’Ohio, après que, le 15 septembre dernier, une injection létale a raté (pendant deux heures, les personnels de l’établissement pénitentiaire ont essayé d’exécuter la peine capitale sur Romell Broom et finalement, force a été de constater que l’exécution ne pouvait aboutir. Suite à cet événement, le Gouverneur de l’Etat de l’Ohio, Ted Strickland, a, le 5 octobre, repoussé jusqu’en mars et avril 2010 deux exécutions (de Lawrence Reynolds et Darryl Durr) qui étaient programmées respectivement en octobre et en décembre).
Voici un peu le point de départ de cette conversation que l’on peut avoir sur le principe de dignité en droit américain. Ce que je vais essayer d’abord de montrer ce soir c’est qu’il y a une différence très grande entre différentes compréhensions un peu intuitive ou politique que l’on peut avoir du principe de dignité humaine, pour lequel tout le monde est à peu près d’accord pour dire que cela veut dire quelque chose comme « le droit de toute personne de ne pas être traitée de manière indigne » – après évidemment c’est toujours un peu compliqué de remplir les mots, mais grosso modo, il y a quand-même cette idée d’une sorte de prérogative subjective. Cela serait une première compréhension un peu intuitive de ce principe. La compréhension juridique du principe en revanche est très différente comme le montre parmi d’autres, l’exemple américain et a fortiori le droit américain de la peine capitale.
Ce que je vais essayer de montrer c’est qu’il y a toute une dimension juridique du principe de dignité qui ne s’applique pas à l’individu mais qui intéresse un concept un peu plus collectif – dans certains cas c’est directement l’Etat comme personne publique, l’Etat comme représentant du peuple, dans d’autres cas, c’est un peu plus compliqué mais bien souvent ce principe de dignité s’applique à une entité qui est autre que l’entité individuelle et qui bien souvent lui est supérieure.



Dans un deuxième temps, j’essaierai de suggérer quelques pistes pour essayer de comprendre pourquoi il en est ainsi, autrement dit de m’interroger sur la question de savoir pourquoi cette conception juridique de la dignité n’a pas à être nécessairement entendue comme une prérogative individuelle. Ce faisant, je m’éloignerai peut-être un peu du seul droit américain. J’essaierai de montrer qu’on a bien souvent à l’idée le fait que dignité et droits de l’homme signifient la même chose : la dignité c’est le fondement des droits de l’homme ; il y aurait une sorte de lien irréversible et acquis entre dignité et droits de l’homme. Et j’essaierai de montrer que si bien sûr il y a du vrai dans cela, il y a également aussi beaucoup d’autres choses dans la construction juridique du principe de dignité qui peuvent expliquer le fait que cette dignité ne se résume pas à des droits subjectifs ou à des prérogatives individuelles. Et d’ailleurs je me permettrai peut-être quelques suggestions sur la base de ce constat pour un certain nombre de luttes et revendications sociales : il est intéressant de bien comprendre quelles sont les ambiguïtés et les différentes facettes du principe juridique de dignité parce que bien souvent comme la dignité paraît un vecteur utile de revendications sociales – on le rencontre bien souvent comme une sorte d’emblème, de mot-clé de beaucoup de revendications sociales – en fait il y a peut-être là peut-être un piège pour ces mêmes revendications.


Les deux conceptions du principe de dignité

Il y a plusieurs années dans le cadre d’une recherche collective, j’avais réalisé un travail spécifique sur le principe de dignité en droit américain. C’était au début des années 2000, c'est-à-dire à une époque où dans beaucoup de droits européens, le principe de dignité suscitait un engouement très important, y compris sur le plan juridique. C’est à dire que l’on a assisté tout d’un coup à une multiplication des cours, des législateurs, des tribunaux qui mettaient le mot de dignité un peu partout. Il y avait vraiment un engouement très fort en droits européens et le premier constat auquel j’ai été amené qui à l’époque m’a beaucoup surprise, c’est de constater le peu d’importance du principe de dignité en droit américain. Quand on cherche vraiment des traces de principe en droit américain, la première chose qui frappe l’Européen c’est que l’on en trouve très peu. Le deuxième élément c’est que lorsqu’on le trouve, c’est surtout pour marquer une hiérarchie de statuts. On trouve beaucoup de mentions du principe de dignité dans toutes sortes de procédures, de droits techniques, pour signaler la dignité de l’Etat. C’est par exemple tout le droit de l’injure ou de l’insulte au public, de l’insulte aux dépositaires de la force publique. Il y a beaucoup d’éléments sur la dignité de la justice, de la dignité des tribunaux - c’est d’ailleurs un des aspects qui est un peu vrai dans les séries télévisées américaines : l’insulte au tribunal qui est très codifiée l’est le plus souvent en droit américain au moyen du principe de dignité. La dignité c’est donc surtout la protection de la puissance publique.



Après bien sûr, on trouve d’autres versions du principe de dignité et on le trouve parfois utilisé pour désigner la source ou le fondement de prérogatives individuelles. Et à ce titre, le principe de dignité, m’a t-il semblé, était principalement présent dans des affaires où était en cause l’intégrité physique des individus, en particulier l’intégrité physique des individus soumis à investigation pénale puisque c’est bien souvent sur le principe de dignité que va être véritablement codifié le régime juridique applicable à l’individu qui est soumis à des investigations pénales et en particulier tout ce qui a trait aux fouilles corporelles. Dans ce cas, on trouve donc une association assez forte entre dignité et intégrité physique dans le droit pénal américain et on retrouve une sorte de prolongement de ces usages de ce principe de dignité qui est lié à la protection de l’intégrité physique lorsque l’on constate que le principe de dignité a été sollicité aussi dans des débats juridiques – non plus autour de la protection de l’intégrité physique – mais de la maîtrise de l’intégrité physique. Et je pense en particulier aux cas de contraception, de l’interruption de grossesse où ici le principe de dignité – en quantité bien moindre que pour les cas traitant de la protection de l’intégrité physique de l’individu soumis à enquête pénale – mais néanmoins on le trouve aussi pour définir la maîtrise de l’intégrité physique par l’individu.


L’échec de la tentative du Juge Brennan

Par ailleurs, ce que l’on trouve de manière assez intéressante dans les traces du principe de dignité dans le droit américain, c’est le rôle important d’un homme en particulier- c’est assez rare que les juristes parviennent à mettre un nom sur une idée ou un concept juridique – mais en l’occurrence en droit américain c’est assez frappant. L’homme dont il s’agit, c’est William Joseph Brennan, Jr. (1906-1997) qui a été juge à la Cour suprême fédérale pendant très longtemps (1956-1990) et ce juge a eu une action forte à la fois à la Cour dans ses fonctions judiciaires mais aussi également en dehors de la Cour dans toutes sortes d’écrits, de conférences etc.. pour essayer d’accroître l’importance conceptuelle du principe de dignité en droit américain. En particulier, ce qui le rend doublement intéressant, il a cherché à développer l’idée que d’abord le droit américain reposait sur une certaine vision de l’homme à laquelle il convenait d’attacher le concept de dignité, que la dignité de la personne humaine était constitutionnellement protégée en droit américain alors que cela n’est pas écrit comme tel dans la constitution, et surtout il a essayé de défendre l’idée, y compris dans ses fonctions judiciaires, que cette protection constitutionnelle de la dignité en droit américain devait mener la Cour suprême à juger la peine capitale comme étant inconstitutionnelle. Ce n’est pas au travers de cette seule déclinaison qu’il a essayé de promouvoir ce principe de dignité, puisqu’il fondait aussi sa défense du droit des femmes à avorter sur cette idée que la dignité était constitutionnellement protégée en droit américain. Mais sa bataille sur la constitutionnalité de la peine capitale reste un pan important de sa carrière judiciaire. Donc au travers d’opinions judiciaires et extra-judiciaires qu’il a essayé de promouvoir cette idée. Toutefois, il n’a pas été suivi en général dans la mesure où, même si on pourrait sans aucun doute considérer que le principe de dignité est plus présent aujourd’hui dans le droit américain qu’il y a vingt ans, il n’en reste pas moins que ce concept n’est pas central comme il peut l’être dans de nombreux droits européens – il n’y a qu’à songer que la dignité est le premier droit fondamental garanti par la constitution allemande ou encore, pour ce qui nous intéresse de plus près, puisque le traité de Lisbonne va entrer en vigueur, dans la charte européenne des droits fondamentaux qui a été signée en 2000 et qui est intégrée dans ce traité, qui prévoit dans son article premier que la dignité humaine est inviolable (et il est bien rappelé dans le rapport explicatif de cette charte que cette dignité n’est pas seulement un droit en soi mais aussi le fondement de tous les droits fondamentaux).


Vous voyez bien que l’on a bien une perspective européenne qui donne une place centrale à la dignité. Alors on peut bien dire qu’il y a plus d’occurrences du terme dans le droit américain contemporain qu’il y a vingt ans mais malgré tout ce n’est toujours pas une notion centrale. Dans un sens, un engagement comme celui du juge Brennan pour essayer de refonder toute la vision de l’homme dans l’ordre constitutionnel américain autour du principe de dignité, a un peu fait long feu.
Il n’a donc pas été suivi de manière générale mais il n’a été suivi non plus sur les déclinaisons particulières qu’il entendait donner à cette notion de dignité que ce soit sur le fond puisque, on le sait tous, la peine capitale reste constitutionnelle en droit américain et pas plus sur la forme – et c’est le moment pour moi de dire quelques mots supplémentaires sur cet arrêt Baze contre Rees de 2008 – le principe de dignité comme je vous l’ai indiqué en introduction, y est très absent et qu’il nous paraît même dévoyé par rapport à la compréhension que nous pourrions en avoir si on l’associe aux droits de l’homme.


L’arrêt Baze contre Rees (2008)

Comme on s’en souvient, la Cour suprême n’avait pas à se prononcer sur la constitutionnalité de la peine capitale mais uniquement sur celle du protocole de l’injection létale tel qu’il était en vigueur dans l’Etat du Kentucky. La Cour a rejeté le recours dont elle était saisie, c’est à dire qu’elle a jugé que le protocole était conforme aux exigences constitutionnelles. Le raisonnement du juge dans cet arrêt, c’est le moins que l’on puisse dire comme vous allez le voir dans un court passage que je vais citer. Il s’agit du passage de l’arrêt où la Cour évoque le principe de dignité, au moment où elle s’attarde sur la combinaison spécifique des trois drogues qui sont utilisées dans le protocole d’injection létale, et elle explique que l’une d’entre elles sert deux finalités – je cite la Cour : « d’abord elle prévient les mouvements physiques involontaires pendant le stade d’inconscience qui pourrait accompagner l’injection du chlorure de potassium – le Commonwealth a un intérêt dans la préservation de la dignité de la procédure spécialement dès lors que les convulsions ou des attaques seraient susceptibles à tort d’être perçues comme des signes de conscience ou de souffrance ». Or comme l’injection létale selon les modalités soumises alors à son examen est selon les termes de Cour suprême, la méthode la plus humaine, la dignité de la procédure est préservée.
Il s’agit donc là de protéger avant tout les témoins, les victimes, les administrateurs du système pénitentiaire, le peuple au nom duquel cette exécution capitale est effectuée mais pas du tout la dignité du condamné.


Tout le reste de l’arrêt, c’est à dire les parties les plus importantes, est tout à fait éloigné du principe de dignité, plus exactement la constitutionnalité de l’injection létale est articulée uniquement sur la problématique des souffrances inutiles.
L’approche américaine de l’exécution capitale par injection létale en l’occurrence, est une approche très technique. Ce n’est une approche de principe. L’approche américaine de la question de la peine capitale, et cela ressort bien de cet arrêt mais aussi des arrêts précédents, c’est de ne jamais la traiter de front et d’une certaine manière le peu de répondant de l’ordre constitutionnel américain vis à vis du principe de dignité, entendu comme prérogative subjective de l’individu contre l’Etat, s’explique un peu de cette manière : la Cour ne répond à la question de savoir si la peine capitale est en elle-même compatible ou non avec le principe de dignité humaine. Ce n’est pas cette dignité-là qui est prise en considération par le juge dans son raisonnement.
Ce que dit la Cour suprême, et c’est ce qu’elle dit depuis toujours, c’est que la question de principe de la constitutionnalité de la peine capitale n’est pas posée. Elle le dit dans l’arrêt Baze, en renvoyant à des précédents, mais lorsque l’on consulte les arrêts précédents, on pourrait considérer qu’en fait elle n’a jamais vraiment répondu à la question. C’est comme si cette question n’était jamais vraiment posée et traitée de front. Elle nous dit simplement : « la question à laquelle je vais répondre dans cet arrêt de 2008, c’est de savoir si le protocole de l’Etat du Kentucky est contraire aux dispositifs constitutionnels parce que je considère que la question de la constitutionnalité de la peine capitale est déjà résolue ». Ce à quoi la Cour suprême réduit donc le cas qui est portée devant elle, c’est de savoir si le protocole viole le huitième amendement de la constitution qui interdit d’infliger des traitements cruels et inusuels. C’est tout à fait volontairement que je ne traduits pas le mot « inusuel » parce que je ne suis pas certain qu’il corresponde à ce que l’on appelle en Europe le standard des traitements inhumains et dégradants. Autant donc garder la terminologie américaine même si elle ne sonne pas très bien en français. L’interdiction du traitement cruel nous dit la Cour, ce n’est pas le droit de ne pas souffrir c’est le droit de ne pas souffrir « plus que la mort » » – je cite ici l’arrêt. L’exemple que nous donne la Cour de quelle chose qui serait une souffrance plus grande que la mort, comme par exemple nous dit-elle une mort lente, une mort qui traîne en longueur. La peine capitale n’est donc pas inconstitutionnelle, elle doit respecter le huitième amendement mais ce huitième amendement ne donne pas à l’individu le droit de ne pas souffrir. Sachant que par ailleurs, ce sont des éléments qui ont été établis par le passé, ce huitième amendement ne protège pas contre l’accident qui peut toujours arriver. Comme l’explique la Cour suprême sur ce point, il y a forcément un risque de souffrance quelque soit la procédure envisagée même lorsqu’elle est « humaine », ne serait-ce qu’en raison de la possibilité de l’erreur dans le déroulement du protocole.


De sorte qu’il faut vraiment qu’une méthode d’exécution présente un risque substantiel et objectivement intolérable d’infliger des souffrances importantes pour être considérée comme cruelle et inusuelle. Comme vous le constatez, c’est un niveau très élevé d’inconstitutionnalité. La Cour suprême insiste beaucoup sur cet élément que l’erreur ou l’accident sont disqualifiés d’une certaine manière du point de vue du jugement de constitutionnalité puisque ce sont des éléments de fait qui peuvent toujours arriver. Elle nous explique que bien sûr si l’erreur ou l’accident étaient liés à des actes de malveillance, il en irait autrement mais qu’en revanche, l’erreur ou l’accident n’équivaut pas au fait que le protocole d’exécution soit en contradiction avec le huitième amendement. Je cite encore rapidement la Cour : « le simple fait qu’une méthode d’exécution cause de la souffrance soit par accident soit parce qu’elle conduit à la mort, ne saurait constituer le risque objectivement intolérable de souffrance que l’on pourrait qualifier de cruel et d’inusuel. Elle se réfère dans cet arrêt de 2008 à une jurisprudence ancienne qui remonte aux années 40 où elle validait, toujours au regard du huitième amendement, le fait que soit tentée sur un condamné une seconde électrocution après que la première ait été interrompue par une défaillance mécanique au motif que des accidents peuvent se produire sans que quiconque ne puisse en être tenu pour responsable. »


Voilà donc le cadre posé par le droit américain sur la peine capitale et sur ces bases la Cour dans l’arrêt de 2008 arrivait à la conclusion selon laquelle, lorsqu’elle est bien administrée, l’injection létale ne créé pas de risque substantiel et objectivement intolérable de souffrances inutiles. Bien sûr, on peut discuter, on peut avoir une approche critique de cette position jurisprudentielle rappelée très récemment par la Cour suprême, ne serait-ce que parce que l’histoire de l’encadrement juridique de la peine capitale depuis au moins un siècle en droit américain, montre bien l’écart considérable qu’il peut y avoir entre la constitutionnalité d’un protocole d’exécution sur le papier et la réalité empirique de son application. Car d’une certaine manière, ici la Cour suprême fait comme si le droit était capable de garantir lui-même ses conditions d’exécution. Or évidemment il y a là deux registres tout à fait différents et la Cour suprême feint de croire cela, pour se limiter à la vérification de la constitutionnalité de papier des protocoles d’exécution capitale alors même qu’elle sait très bien et elle est très bien placée pour savoir que ces protocoles, même lorsqu’ils sont jugés constitutionnels, peuvent très bien mener à des exécutions qui empiriquement se déroulent dans des conditions dont, si elle avait à en juger, elle ne pourrait que très difficilement dire qu’elles ne constituent pas des traitements cruels et inusuels.


Ce que je veux dire par là c’est que la première fois que la Cour suprême a été confrontée à la question de savoir si un protocole d’exécution capitale était constitutionnel c’est en 1878 –on commence donc à avoir quand même un peu de recul – en 1878, c’est l’Etat de l’Utah dont le protocole de peine capitale par peloton d’exécution était contesté devant elle parce qu’un dénommé Wilkerson allait être abattu. Elle a regardé le protocole et elle l’a déclaré parfait – cela constitue le premier jugement de la constitutionnalité d’un protocole d’exécution par la Cour suprême – et donc le dénommé Wilkerson a été soumis au peloton d’exécution et il est mort dans des souffrances atroces. Et il s’est passé exactement la même chose en 1890 lorsque l’Etat de New York a utilisé pour la première fois dans l’histoire américaine la chaise électrique, un dénommé William Kemmler allait être le premier à mourir selon ce qui apparaissait alors comme la méthode technologique aseptisée d’exécution, la Cour suprême a jugé également que le protocole était conforme aux exigences constitutionnelles et le dénommé William Kemmler a été électrocuté dans des conditions épouvantables qui ont été relatées à l’époque dans la presse quotidienne. Et il ne serait pas difficile de trouver des exemples contemporains et ce qui commence à émerger dans le débat notamment suscité par l’arrêt Bayes contre Rees mais aussi depuis une petite dizaine d’années, c’est que ce qui est vrai pour le peloton d’exécution et la chaise électrique, est aussi vrai pour l’injection létale. Donc en dépit de cette apparence un peu aseptisée, on accumule aujourd’hui les données pour attester que l’injection létale n’est pas un procédé sûr, qu’il y a toute une série de difficultés qui se posent, à commencer par la vérification de l’état d’inconscience dans lequel la première des trois drogues est censée plonger le condamné, « agrémenté » de toutes sortes de difficultés – qui a la compétence pour attester cette inconscience ?- sachant que dans un certain nombre d’Etats américains, les médecins ne peuvent, eu égard au respect de leur code de déontologie, participer aux exécutions capitales - sans compter toutes les difficultés qui sont liées aux conditions socio-sanitaires qui ont à voir avec les qualités spécifiques de la population carcérale américaine où, bien entendu, des individus avec un passé de toxicomanie ou des individus obèses ou tous ceux présentant toutes sortes de difficultés de santé particulières, sont représentés en grand nombre, or ce sont des profils qui rendent difficile l’application même de la procédure d’injection létale – en tout cas, par des personnels qui n’ont pas nécessairement les qualifications que l’on trouve dans un service d’anesthésie-réanimation.


Ainsi donc il y a toutes sortes de difficultés qui se posent pour l’injection létale au même titre que pour les autres procédures d’exécution capitale qui aujourd’hui sont pour l’essentiel abandonnées.
Pour résumer, on ne peut avoir de doute – et c’est en cela que l’on peut avoir une position critique par rapport à la position de la Cour suprême en 2008 – sur le fait que la constitutionnalité abstraite de papier d’un protocole d’exécution capitale n’est en aucune manière une garantie de constitutionnalité des conditions effectives de l’exécution c’est à dire des garanties de non-infliction de souffrances inutiles ou inusuelles qui résultent du 8ème amendement.
On peut donc retenir dans ce rapide panorama que le principe de dignité n’est pas une notion si centrale comme on peut le constater dans beaucoup de droits européens mais qu’en toute hypothèse le principe de dignité en droit américain ne sert pas seulement à désigner des droits subjectifs mais aussi parfois des exigences objectives qui ont à voir avec des intérêts tout à fait étrangers à l’individu et on voit aussi que le principe de dignité de manière plus spécifique est peu efficace dans le contentieux relatif à la peine capitale dans la mesure où pour l’essentiel il a été réduit à un critère d’absence de souffrances inutiles et inusuelles ce qui en réalité prend un peu la perspective d’horizon abolitionniste à contre pied dans la mesure où l’injection létale a été stratégiquement présentée comme précisément permettant d’avoir une mort sans souffrance. Donc à partir du moment où le principe de dignité a été réduit à l’absence de souffrances inutiles, on voit bien qu’il n’est pas un vecteur bien utile pour contrecarrer frontalement l’exécution capitale en tant qu’elle repose dans la grande majorité des Etats sur l’injection létale.
l y a donc bien une différence importante entre cette construction juridique du principe de dignité en droit américain et l’espèce d’intuition que l’on peut avoir de la dignité comme fondement des droits de l’homme.



Quelques pistes de réflexion

On en vient maintenant dans un deuxième temps à quelques pistes de réflexion sur les raisons pour lesquelles il peut ainsi exister des constructions juridiques du principe de dignité qui ne coïncident pas avec les idées de droit subjectif, de prérogatives individuelles qui permettraient de protéger l’individu par rapport à un certain nombre de pratiques ou d’immixtions dans son intégrité physique. Pour répondre à cette question, il faut quitter un peu l’exemple américain, comme je l’avais indiqué en introduction, qui n’est évidemment pas le seul à pouvoir éclairer cette intervention.
Je vais essayer de vous montrer que de fait, en droit américain mais pas seulement, le principe juridique de dignité ne correspond pas seulement avec l’idée des droits de l’homme, des prérogatives individuelles et c’est la raison pour laquelle il y a cet écart entre les perceptions intuitives que l’on peut avoir et les usages juridiques. Effectivement, on associe généralement le principe de dignité avec les droits de l’homme. Ce n’est pas une hérésie puisqu’il y a de bonnes raisons à cela ; effectivement, on trouve de nombreux textes juridiques et philosophiques, de témoignages qui proclament que les droits de l’homme sont fondés sur la dignité de la personne humaine. Je rappelle que la Charte européenne des droits fondamentaux ne dit pas autre chose : « les droits de l’homme sont fondés sur la dignité humaine dans laquelle ils trouveraient leur source ». C’est donc en raison de la dignité humaine que l’homme a des droits. C’est vrai pour beaucoup de textes internationaux de protection des droits de l’homme – je pense en premier lieu à la déclaration universelle des droits de l’homme- c’est vrai également pour d’autres textes internationaux relatifs à la protection des droits de l’homme. C’est vrai pour beaucoup de textes juridiques nationaux – beaucoup de constitutions nationales mentionnent le principe de dignité en même temps qu’elles créent des catalogues de droits constitutionnels fondamentaux. Il y a donc incontestablement un lien entre la dignité et les droits de l’homme. Et c’est d’ailleurs en raison de lien supposé entre dignité et droits de l’homme que la dignité est devenue au fil du temps le vecteur des revendications de toute une série d’acteurs sociaux. Si on se penche sur les discours associatifs, militants ou politiques en matière de lutte contre les exclusions sociales par exemple –accès au logement, accès un revenu minimal de survie, accès à la santé, accès à l’éducation etc..- bien souvent le principe de dignité est là comme emblème de ces luttes, il sert comme une sorte de commandement : « mais bien sûr pour respecter la dignité humaine, il faut bien pourvoir à l’éducation, au logement, à la santé.. ». Ce principe de dignité est employé dans d’autres types de luttes sociales qui plus simplement cherchent à obtenir l’abolition de la peine capitale, la torture, les traitements inhumains et dégradants. Il y a donc bien un lien à la fois juridique, sociologique et philosophique entre la dignité et les droits de l’homme.


Mais je crois qu’il est important d’avoir à l’esprit le fait que d’un point de vue juridique, cette manière de raconter l’histoire – c’est à dire d’affirmer que « la dignité, c’est les droits de l’homme » – cette manière n’est pas tout à fait exacte. Parce que la dignité en droit, la dignité comme principe juridique n’est utilisée juridiquement pour parler des droits de l’homme que de façon très récente et que le principe de dignité a une histoire bien antérieure.. Et cette histoire n’a rien à voir avec les droits de l’homme. Ce que je voudrai essayer de vous suggérer ce soir, c’est qu’en somme, nous sommes face à une histoire très longue du principe de dignité, bien antérieure à celle des droits de l’homme, où l’on voit que le principe de dignité possède une signification tout à fait différente. Il y a eu bien sûr comme étape très importante les lendemains de la seconde guerre mondiale, la naissance du droit international des droits de l’homme, des grandes proclamations internationales, la déclaration universelle des droits de l’homme, qui ont réalisé la traduction en droit de ce lien entre dignité et droits de l’homme ; mais il y a également des usages beaucoup plus contemporains du principe de dignité qui, à mon sens, ressemblent plus à la « vieille » dignité dont je vais en dire quelques mots, qu’à la dignité des droits de l’homme. En fait, nous sommes face à de nombreuses dignités juridiques mais elles n’équivalent pas toutes à la philosophie des droits de l’homme. Ce constat permet d’expliquer cette non-coïncidence entre la conception intuitive de la dignité humaine et les solutions juridiques auxquelles nous sommes confrontées.


Historiquement, bien avant les droits de l’homme, avant la deuxième guerre mondiale, la dignité remonte à des sources très anciennes. On en trouve des expressions dans le droit romain et ce qui est intéressant c’est qu’historiquement le principe de dignité ce n’est pas l’égale dignité de tous les hommes qui va donner naissance aux droits de l’homme et à la proclamation internationale des droits après la seconde guerre mondiale ; au contraire c’est un principe d’inégalité, de hiérarchie, de statut. Pour donner quelques exemples, je vais me référer aux droits des professions et aux droits de la citoyenneté qui me semblent assez parlants.
Je pense que nous sommes tous plus ou moins familiers de l’idée qu’il existe toute une série de professions qui ont correspondu historiquement à des charges publiques, comme la magistrature par exemple, et dont les codes de déontologie prévoient la possibilité de sanction pour toute personne qui aurait porté atteinte à la dignité de ces fonctions. Je prends un exemple : les magistrats sont soumis à une ordonnance de 1958 dans laquelle on trouve la disposition suivante : « tout manquement par un magistrat au devoir de son état, à l’honneur et à la délicatesse ou à la dignité, constitue une faute disciplinaire. » On peut trouver bien d’autres exemples dans les professions médicales, chez les avocats …
Ici à nouveau, ce n’est pas l’individu qui est concerné c’est la profession dans sa globalité qui peut être atteinte par un comportement individuel qui doit alors être sanctionné. Nous ne sommes pas dans la construction de droits individuels, mais dans la construction d’obligations qui pèsent sur les individus en raison de son appartenance à une profession qui, par hypothèse ici, le dépasse.
Autre exemple, le principe de dignité ou le rôle historique du principe de dignité dans la construction du droit de la citoyenneté. De la même manière, si je prends l’exemple de la France révolutionnaire de 1791 créait le crime d’indignité nationale. Le crime d’indignité nationale était une peine qui frappait l’homme jugé indigne d’être un citoyen français. On se retrouve dans la même logique que dans le droit des professions : un certain nombre de comportements pouvaient être jugés attentatoires à la dignité de la citoyenneté française et en ce cas, il devenait possible de déchoir l’indigne national de sa citoyenneté. Cela signifiait qu’il était déchu de tous ses droits. Bien sûr, cet exemple est très ancien mais il n’a pas disparu pour autant dans les formulations plus contemporaines du droit de la citoyenneté : la France libérée de 1944 avait institué une disposition tout à fait semblable c’était le crime d’indignité nationale et de manière générale quand on observe aujourd’hui les procédures d’acquisition de la nationalité – en effet aujourd’hui, les cas où l’on peut perdre sa nationalité sont presque réduits à néant et ne correspondent plus à ce type de schéma – en revanche, si l’on étudie les procédures de naturalisation le vocable de la dignité demeure présent à la fois dans les formes et sur le fond lorsque certaines collectivités souhaitent mettre en scène des cérémonies d’accession à la nationalité. Dans ce type de situation, on met en place tout un rituel où le terme de dignité tient une place tout à fait importante.


Il va de soi que dans tous ces exemples la dignité dont il s’agit n’est pas celle de l’individu, ce n’est pas une qualité ou une prérogative subjective qui lui permettrait le cas échéant d’obtenir la protection de la loi. Bien au contraire il s’agit d’un principe duquel il est possible juridiquement de décliner des obligations individuelles et non plus des droits. La dignité à laquelle sont soumis le magistrat, le médecin ou l’avocat, est une dignité des fonctions et non pas une dignité des individusqui n’ont pas en son nom des droits mais bien au contraire des obligations professionnelles. C’est la même chose pour la dignité véhiculée par de citoyenneté, elle n’a pas à voir avec les droits de la citoyenneté mais avec les obligations qui découlent de la citoyenneté : il s’agit alors ne pas y porter atteinte sous peine d’en être déchu ou plus récemment de ne pas y accéder.
Historiquement, c’est bien cela le principe de dignité.
Bien sûr, il y a eu la seconde guerre mondiale, la naissance des droits de l’homme – il ne s’agit pas de minimiser l’importance de cet événement. On a alors assisté à la naissance de l’idée que la dignité était en fait le fondement des droits de l’homme, que l’égale dignité de tous les hommes avait chassé la première dignité, celle des statuts inégalitaires, et qu’elle l’avait rendue caduque.
Je ne suis pas certaine que les événements se soient déroulés ainsi et qu’en fait coexistent encore aujourd’hui ces concepts juridiques assez distincts de dignité et il me semble même que de manière tout à fait contemporaine, quand on regarde les usages juridiques du principe de dignité, peu d’entre eux renvoient à l’égale dignité des hommes. C’est d’ailleurs le problème auquel se confrontent tous ceux qui continuent de lutter pour les droits économiques et sociaux qui ont été proclamés avec beaucoup d’emphase à la fin de la seconde guerre mondiale et dont on voit bien que ce sont des droits parmi les plus difficiles à réaliser, parce que cela fait bien longtemps qu’ils sont proclamés et je crois que l’on a pas, loin de là, résolu tous les problèmes de pauvreté, d’exclusion sociale dans nos sociétés (c’est le moins que l’on puisse dire). Il y a même au fond une forme gêne juridique sur cette idée de droits économiques et sociaux. Bien sûr, cela voudrait dire que l’égale dignité des hommes commanderait que l’organisation des sociétés puisse prendre ne charge la pauvreté. Mais vous connaissez bien tous les discours qui immédiatement se manifestent lorsque l’on formule ces hypothèses pour dire qu’en fait ce n’est pas possible.


Je crois donc que cette dignité, égale dignité comme fondement des droits de l’homme – on continue certes à en parler – demeure une référence politique et philosophique importante -, mais juridiquement je ne suis pas convaincue que ce soit celle qui domine et les usages contemporains récents du principe de dignité renvoient davantage à la première dignité qui fonde des obligations liés à quelque chose qui dépassent l’individu plutôt que des droits individuels que celui opposerait à l’Etat ou aux autres individus.
Quelques exemples :
Il y a un peu plus de 10 ans, en 1995, ce sont des affaires dont vous avez sans aucun doute entendu parler, le Conseil d’Etat français a rendu –inaugurant là une jurisprudence intéressante- des arrêts très célèbres relatifs à la pratique que l’on a appelé du « lancer de nains ». Une société organisait dans des discothèques pour animer les soirées, des lancers de nains et évidemment des nains majeurs et consentants avaient accepté de prêter à ces « jeux ». Un certain nombre d’autorités municipales ont pris des arrêtés d’interdiction de ces spectacles. Le Conseil d’Etat les a validé en disant :  Les maires qui interdisent ces spectacles cherchent à protéger la dignité humaine donc même si les nains sont des majeurs consentants, la protection de la dignité humaine est un fondement juridique valable pour ces arrêtés municipaux d’interdiction de lancers de nains.
Un an plus tôt, la Cour suprême d’Israël avait jugé qu’un film pouvait être censuré si l’objectif poursuivi était la protection du principe de dignité humaine.
En 2004, la Cour de justice des communautés européennes à Luxembourg, avait validé un arrêté municipal allemand qui interdisait l’installation en Allemagne d’un jeu britannique – un arrêté qui du point de vue du droit économique européen mettait en cause la liberté de circulation des marchandises et des services -, qui s’appelait le laserdrome – le jeu consistait à enfermer des personnes dans une pièce et qui étaient dotées d’une sorte d’épée laser – un jouet qui par ailleurs plait beaucoup aux enfants - et donc le jeu consistait à faire semblant de tuer ses adversaires. Les autorités allemandes ont considéré que ce jeu était contraire à la dignité humaine et la Cour de justice a validé cette manière de voir.


En dehors de l’Europe, on voit encore le principe de dignité fonder la constitution interdisant par exemple la prostitution en Afrique du Sud, on voit aussi le principe de dignité jouer un rôle dans certains Etats américains dans des législations limitant l’accès à l’avortement, et je n’ai mentionné que des jugements ou d’arrêts émanant de cours suprêmes mais si on élargit la focale, on trouve une foultitude de jugements et d’arrêts où le principe de dignité. Pour prendre un autre exemple français, la dignité permet de limiter le droit d’un patient à refuser un traitement ; je fais référence à des affaires dont on a beaucoup parlé en France et qui impliquaient des témoins de Jéhovah qui refusaient des transfusions sanguines- en l’occurrence les juges ont considéré que si les médecins passaient outre le refus du patient dans le but de lui sauver la vie et le juge raisonne ici sur le principe de dignité, leur décision était justifiée sur le plan juridique.
Dans tous ces cas, le principe de dignité n’est pas utilisé comme égal fondement des droits de l’homme que l’on avait théorisé et juridicisé au lendemain de la seconde guerre mondiale. Il est utilisé ici comme limitation de droits qui eux existent bien et qui sont consacrés dans les textes. Par exemple, pour le majeur sain d’esprit qui normalement a tout droit de contracter avec un tiers, la liberté d’expression qui s’applique également en matière artistique, la libre circulation des marchandises et des services qui fait figure de pilier constitutionnel du droit communautaire, la libre disposition de soi, le droit à l’intégrité physique qui est un fondement important et incontestable qui est opposé au droit de refuser un traitement…
C’est donc le premier point qu’il est intéressant de constater : le principe de dignité n’est pas utilisé par les juges pour fonder des droits individuels mais bien plutôt pour limiter des droits individuels qui existent par ailleurs et dont l’existence juridique ne pose pas de difficultés..


Encore plus intéressant de mon point de vue, est le fait que dans tous ces cas les juges ont jugé que c’est la dignité en soi qui avait été violée. C’est à dire que les juges n’ont pas considéré que le lancement de nains portait atteinte à la dignité des nains, ils n’ont pas jugé que la prostitution portait atteinte à la dignité de la femme, ou que le refus de transfusion sanguine portait atteinte à la dignité d’un témoin de Jéhovah, ils ont jugé que LA dignité humaine, une sorte de principe abstrait, quelque chose qui dépasse l’individu, était atteinte par les comportements individuels en question.
Cela permet de souligner qu’il ne s’agit pas ici de dignités subjectives que tous ces juges dans toutes ces affaires ont essayé de protéger, mais bien plutôt un principe abstrait de dignité objectif et qui s’impose ici à l’individu.
En d’autres termes, ces usages contemporains du principe juridique de dignité se distinguent à mon sens de ceux qui prévalaient au lendemain de la seconde guerre mondiale par les différents acteurs d’abord ils mettent en lien ces différentes affaires avec une dignité abstraite, une sorte de transcendance abstraite, le plus souvent lié à l’humanité – c’est l’humanité en tant que concept et valeur qui a été insultée ou atteinte par tel ou tel comportement individuel. Il en découle des obligations qui vont limiter des droits individuels et ces différents éléments de contexte sur ce que signifie aujourd’hui le principe juridique de dignité de manière générale, et pas seulement aux Etats-Unis, ces éléments d’évolution d’histoire juridique permettent de regarder différemment, ce qui ne veut pas dire moins de manière critique, l’arrêt Baze contre Rees rendu par la Cour suprême des Etats-Unis en 2008 ou bien le traitement de la peine capitale en droit américain.
Si on se place dans cette perspective, on comprend mieux que ce qui est en jeu dans cet arrêt, ce n’est pas la dignité du condamné en cause dans le raisonnement du juge. L’arrêt le dit très clairement : lle condamné n’a pas de droit à ne pas être exécuté, il n’a pas de droit à ne pas souffrir, il a seulement le droit de souffrir plus que la mort et ce raisonnement a permis à la Cour suprême de mettre de côté tous les éléments scientifiques empiriques présentés devant elle qui soulignaient tous les risques et les insuffisantes garanties que présentait le présent cocktail de trois drogues sur lequel repose le protocole d’injection létale.


Et même au contraire, la seule considération de la nécessité de sauvegarder la dignité de la procédure a suffi pour que la Cour suprême entérine ce cocktail en disant : CE protocole d’injection létale permet de réduire ou d’annuler le risque que des convulsions ou attaques se manifestent sur le corps du condamné, convulsions qui seraient susceptibles d’être perçues comme des signes de conscience ou de souffrance, et donc la dignité est préservée parce que précisément on va être dans l’illusion que le condamné ne souffre pas.
Nous sommes donc dans une perspective tout à fait différente qui permet à la Cour suprême de qualifier ce protocole d’injection létale comme la plus humaine des méthodes. Plus humaine : encore une fois, il ne s’agit pas de l’humanité du condamné telle qu’elle est empiriquement expérimentée par le condamné.


Quels enseignements peut-on tirer de ces observations ?

D’abord, je précise comme cela m’arrive parfois de le faire, que je ne suis pas à titre personnel particulièrement favorable vis à vis le lancer de nains, les violences qu’elles soient sexuelles ou autres. Je pense néanmoins que le recours au principe juridique de dignité pour régler des conflits qui peuvent se présenter entre certains comportements humains qui heurtent, choquent, n’est pas une solution politique viable pour des ordres libéraux et démocratiques. Prenons un parallèle qui me paraît très intéressant : la Cour européenne a rendu un arrêt très célèbre (arrêt Sunday Times du 26 avril 1979 ) dans lequel elle devait se prononcer sur la question de la liberté d’expression. Dans son jugement figure un paragraphe que j’estime très important où elle dit pour l’essentiel que la liberté d’expression est plus facile à défendre quand le journal attaqué est le Monde par exemple. Mais en revanche c’est plus difficile à défendre quand le journal attaqué est qui va exprimer des opinions qui heurtent ou qui choquent. Mais précisément, la Cour estime que c’est ce type de situations qu’il s’agit de défendre.


On peut légitimement ne pas s’enthousiasmer quand des sociétés privées proposent des spectacles de lancer de nains dans des discothèques pour animer des soirées « qui n’auraient pas sans cela une ambiance amusante ». Il n’en reste pas moins qu’il est difficile de valoriser l’utilisation d’un principe juridique de dignité qui a une valeur philosophique tant qu’il est le fondement des droits de l’homme, mais qu’il est plus difficile d’accepter dans ses déclinaisons juridiques lorsqu’il n’est là que pour faire limiter des droits qui par ailleurs existent à savoir la liberté de contracter. Bien sûr, il y a matière à imposer des limites à cette liberté – on ne va pas ce soir traiter en profondeur cette question – mais cela doit passer par d’autres canaux que par des principes juridiques qui arrivent dont on ne sait bien d’où et qui sont imposés de manière transcendante sur des contentieux spécifiques.
Il y a donc bien deux modèles de principe de dignité
Le modèle post- deuxième guerre mondiale où la dignité c’est quelque chose qu’un individu peut opposer aux tiers ; l’individu peut réclamer des droits et les faire valoir contre toute personne privée ou contre toute autorité étatique qui essaierait de les violer.


L’autre modèle est celui où des tiers peuvent opposer à un individu et cette pente est bien plus problématique parce que nous savons tous très bien que le principe de dignité est largement difficile à définir, qu’il est d’autant plus difficile à définir que l’on vit dans un monde complexe. Qui peut d’ailleurs définir ce principe de dignité de façon substantielle ?
Cette nature duale et en partie ambiguë du principe juridique de dignité doit être présente dans les esprits de tous ceux qui sont engagés dans des luttes qui peuvent prendre une forme juridique, afin qu’ils s’en méfient. Aujourd’hui, fonder une revendication sociale sur la dignité c’est toujours prendre le risque que si elle aboutit, elle véhicule avec elle quelque chose en plus des droits que l’on aura revendiqués, quelque chose comme une obligation envers je ne sais quelle instance qui peut devenir tutélaire.
On peut prendre l’exclusion sociale est assez parlante de ce point de vue puisqu’il y a plusieurs manières d’articuler la question sociale à la dignité. On peut considérer que la pauvreté et l’exclusion sociale sont en elles-mêmes attentatoires à la dignité et qu’il faut donc essayer de les compenser et de les résoudre.
Mais on peut aussi avoir d’autres vues et j’ai été très très frappée – c’est pourquoi je cite souvent cet exemple – par un tract diffusé le candidat Nicolas Sarkosy à l’occasion de l’élection présidentielle, qui disait : « le travail est la condition de la liberté et de la dignité, tout doit être fait pour donner du travail à ceux qui n’en ont pas mais je veux rappeler aussi qu’il n’est pas acceptable que certains refusent de travailler alors qu’ils le pourraient. »


Vous voyez, ici nous avons un autre usage de la dignité ou bien sûr on peut demander des droits sociaux mais aussi on a des obligations sans retour.
Il faut donc avoir à l’esprit l’aspect dual de ce principe de dignité et qu’en articulant des revendications sociales autour de ce principe peut aboutir qu’en retour on reçoit quelque chose d’autre et aussi des obligations.

Je vous remercie pour votre attention.



Bibliographie de l’intervenante :

S. Hennette-Vauchez, Disposer de soi : Une analyse du discours juridique sur les droits de la personne sur son corps, L’Harmattan, 2004, 448 pages

C. Girard, S. Hennette-Vauchez, ed., La dignité de la personne humaine. Recherche sur un processus de juridicisation, PUF, 2005, Coll. Droit & Justice.

S. Hennette-Vauchez, ed., Bioéthique, biodroit, biopolitique, L.G.D.J., 2006, Coll. Droit & Société.

S. Hennette-Vauchez, Le droit de la bioéthique, La Découverte, 2009


Le site personnel de l’intervenante :

http://www.shennettevauchez.com





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