Le Bizutage : un paradigme par Samuel Lepastier

Date 11/10/2004 8:00:00 | Sujet : bizutage

praticien attaché du service de psychiatrie de la Salpêtrière et médecin adjoint du département de psychiatrie infantile du Centre Alfred Binet.

Publié initialement dans la revue Psychiatrie française n°3.93 Juillet 2003
Reproduit en accord avec l’auteur et l’éditeur.
Texte publié en liaison avec la conférence du Docteur Samuel Lepastier le jeudi 11 novembre 2004 à l'initiative de l'ACAT Paris V
Le bizutage est un phénomène mal connu, relativement peu étudié, alors même que depuis quelques années la presse accorde un large écho à ses manifestations et à ces excès dont elles sont l’occasion sinon le prétexte. Ce comportement reste donc, dans une large mesure, à décrypter. Sans doute est-il difficile d’échapper à un jugement de valeur dans la mesure où, précisément, le bizutage est volontiers présenté par ceux qui le pratiquent, comme un rite de passage permettant l’accès à un groupe restreint sur le modèle de l’association d’élèves (ou d’anciens élèves) d’une Grande Ecole. Or il s’agit justement de savoir s’il est possible de faire coïncider le projet manifeste avec les motivations inconscientes qui le sous-tendent.
Ce qui fait problème en effet ce n’est pas tant l’expression d’une exubérance plus ou moins marquée d’un groupe de jeunes mais bien qu’elle soit présentée comme un passage obligé pour accéder à une maturité plus grande. C’est pourquoi l’approche sociologique (expliquant un fait social par un autre fait social) ne peut rendre compte de l’un des aspects les plus essentiels de ce phénomène, à savoir l’expression directe de pulsions partielles. A contrario, l’étude approfondie du bizutage peut servir de modèle pour comprendre comment s’articulent processus inconscients et pressions culturelles dans un fait de société.

Le travail d’adolescence est, en effet, le temps nécessaire, à partir des transformations apportées par la puberté, pour accéder à l’état d’adulte. Si la puberté est un phénomène physiologique, l’adolescence en est la traduction psychologique alors que la jeunesse en représente la dimension sociologique. Pour mieux s’intégrer à la société, l’adolescent doit, tout en même temps, faire l’apprentissage d’une nouveau coprs, se détacher de sa famille, maîtriser sa vie génitale et accéder à la culture. Idéalement le processus prend fin au moment où sont accomplis les choix professionnels et amoureux : « L’homme laissera son père et sa mère, s’attachera à sa femme et ils deviendront une seule chair », est-il écrit à la fin du deuxièe chapitre de la Genèse.

Accéder à l’état adulte suppose accomplir un certain nombre d’actes, aussi bien sur le plan individuel que dans l’achèvement de comportements qui sont requis pour l’ensemble, ou une partie seulement, de la classe d’âge. Ce n’est pas sans émotion que nous évoquons souvent les rites de passage des peuples sans écritures alors même que, peut-être, nous sacrifions là au mythe du « bon sauvage », avatar datant de l’âge des Lumières, de celui de l’innocence de l’enfance. Récemment ((10), Philippe Jeammet (1980) a montré comment s’articulaient, à l’adolescence, monde psychique interne et réalité externe, cette dernière apparaissant comme une extension et une aire de projection de la dynamique interne.
A partir de ces considérations générales on peut comprendre pourquoi le bizutage est un champ d’étude privilégié. Non seulement, il s’inscrit dans le cadre du développement de l’adolescence mais il concerne ceux qui se définissent volontiers comme devant constituer l’élite future de la nation. Ce sont donc des sujets dont l’évolution, au moins sur un plan intellectuel, a été plutôt positive et dont on peut penser qu’ils ont vécu pour la majeure partie d’entre eux dans des conditions sociales et matérielles satisfaisantes. Enfin, le bizutage, permettant de trouver dans une société complexe comme la nôtre des comportements se rapprochant de ceux observés chez les peuples sans écriture, peut faciliter nos échanges avec des spécialistes d’autres disciplines.


De fait, à propos du bizutage, sociologues et ethnologues, dans leur majorité, restent marqués par leurs postulats initiaux. Ainsi, pour rendre compte d’une remarquable enquête sur le terrain, Brigitte Largèze (12), reprenant le travail classique de Van Gessep (1909), retrouve dans le déroulement du bizutage séparation, marge et aggrégation. Dans une perspective radicalement différente inspirée, semble t-il, au moins, partiellement par Jung, Michle Maffesoli se livre à une apologie de fait du bizutage (14). Pour ce sociologue,nous sommes en train de passer d’une culture prométhéenne, exaltant la maîtrise du monde par le travail, à une culture plus volontiers dionysiaque. Par l’orgie, par le sexe vagabond, nous pouvons prendre conscience de notre appartenance à un macrocosme en confondant notre identité avec celle de l’univers. De façon plus quotidienne, l’individualité se perd et nous tendons à vivre de plus en plus en « tribus ». Le bizutage est orgie, obligeant chacun à reconnaître sa part d’ombre, en même temps que se constitue une tribu, il va donc bien dans le sens de ce siècle. Comme on le voit, les conclusions sont ici contenues dans les prémices.
La prise en compte de l’inconscient, dans une perspective de recherche psychanalytique, permet d’apporter des réponses spécifiques qui donnent un sens aux travaux sociologiques. Ici, loin que nous nous heurtions à un roc sociologique, ce sont les sociologues, au contraire, qui se heurtent au roc du psychisme inconscient. C’est seulement à partir des éléments fournis par nous qu’ils pourront élaborer des modèles plus satisfaisants. Pour aussi inachevé qu’il soit, le présent travail voudrait y contribuer. Je tenterai de décrire les pratiques actuelles du bizutage avant d’en proposer les éléments d’une réflexion théorique.

C’est à travers des sources hétérogènes que j’ai pris connaissance du bizutage à partir d’une part de ce qui a été publié dans la presse et dans les émissions de télévision et , d’autre part, de documents et témoignages écrits circonstanciés ainsi que d’enregistrements vidéos qui les corroborent. Certes, cela est incomplet mais le matériel des ethnologues, au moins initialement, n’était-il pas aussi incertain ? S’il est incontestable que les témoignages portent sur ces cas extrêmes, il n’empêche que ce sont justement ces cas-limite mettant le mieux à nu cephénomène, qui permettent de tenter une description d’ensemble.

Le mot bizut, qui serait issu de l’espagnol « bisogno » (jeune recrue), apparaît en France dans le premier tiers du XIXème siècle. Il semblerait que ce soit à Saint-Cyr puis à Polytechnique, écoles militaires donc, que ce soient d’abord instituées des pratiques de bizutage pour se répandre ensuite dans les autres grandes écoles. A la fin du XIXème siècle, les élèves de Polytechnique en établissant des règles qui sont contenues dans le « code X ». Depuis 1928, le bizutage est interdit, mais la loi n’est guère respectée : après avoir connu un déclin certain dans les années d’après-guerre, il semble renaître depuis peu avec des pratiques plus violentes que les fêtes habituelles.
Le bizutage n’existe pas partout. Dans notre pays, il est pratiqué dans les grandes écoles scientifiques et commerciales, les facultés de médecine et pharmacie, les écoles vétérinaires et les écoles des Beaux-Arts, ainsi que dans les classes préparatoires à ces établissements. Il n’y a pas de bizutage dans les autres facultés, dans les écoles littéraires et de sciences humaines. Actuellement, il tombe également en désuétude à Polytechnique, aux Beaux-Arts, mais se développe dans nombre d’IUT ou d’établissements privés. Dans certains cas, on signale une extension des pratiques dans les lycées où il peut concerner maintenant des élèves n’ayant pas encore passé leur baccalauréat.

De même, les pratiques sont très inégales selon les pays : présentes en Belgique et en Hollande, elles semblent ingnorées ailleurs même si quelques fêtes sont organisées pour l’accueil des nouveaux. Aux Etats-Unis, si le bizutage n’existe pas à l’entrée des universités, il se pratique au moment où l’étudiant demande son admission à une « fraternity ». La presse signale plus de vingt morts par bizutage des dix dernières années, ce qui a amené les mesures d’interdiction.

Bien entendu, ces pratiques sont très variables. Dans les établissements les plus anciens, il y a bien une véritable transmission du folklore de l’école mais, dans la grande majorité des cas, et dans les nouveaux établissements en particulier, l’improvisation règne. Néanmoins, on peut décrire un noyau commun. Le premier temps (temps de séparation) est l’accueil des nouveaux. Parfois prévenus et intimidés, le plus souvent par surprise, ils sont mis en présence des anciens. Ces derniers portent souvent des tenues volontairement provocatrices : cagoules, uniformes pouvant évoquer les nazis par exemple. Après force libations, commencent les épreuves. Elles correspondent dans la classification de Van Gennep, au « rite de marge » et c’est bien ce temps qui fait problème.Tantôt elles sont physiques : accomplir des « pompes », circuler dans les caves et les souterrains de l’établissement ; tantôt plus directement sexuelles (déshabillage, exhibition, constitution de couples, épreuves intimes entre garçons et filles) ; scatologiques enfin, plus rarement. S’y ajoutent des brimades et des humiliations verbales. Les bizuts sont déguisés, souvent avec des sacs poubelles et des couches, et sont alors promenés dévêtus et grimés dans la rue.

Deux temps sont généralement retrouvés. La « soupe » tout d’abord qu’il faut ingurgiter parfois de force. Il s’agit d’un mélange d’ingrédients rebutants. Voici par exemple la composition de celles du collège Stanilas à Paris : « boulettes de viande Frolic, Friskies, café décaféïné, Chamallow, tête de porc bouillie, têtes de poulets bouillies,tibias de porcs bouillies, huile végétale, vinaigre, lait, coca-cola, vin rouge,Tabasco, huile de foie de morue, Niocman, bière, et du bicarbonate de soude. » Le second temps est constitué par une course au trésor : les bizuts doivent ramener des objets impossibles ou bien alors mendier dans la rue (vendre des feuilles de papier hygiénique à 10 F) ; contre ces objets,, ils retrouvent leurs vêtements et l’argent sert à payer le repas où s’effectue la fraternisation finale (rite d’aggrégation) qui marque l’intégration des nouveaux : ce banquet est le plus souvent particulièrement arrosé. Dans un certain nombre de cas, faute d’argent, le banquet concerne seulement les anciens, et les nouveaux en restent paradoxalement exclus.
Le plus souvent limité à unejournée ou deux, le bizutage peut atteindre une à plusieurs semaines. Aux Arts et Métiers, l’ »usinage » dure trois mois. Théoriquement facultatif, il est en pratique bien difficile à refuser. Non seulement les nouveaux y participent, parfois par surprise, mais aussi dans la mesure où il est présenté comme un moyen de valorisation narcissique il est impossible de se dérober sauf à se reconnaître indigne.


Le bizutage se faisant au nom de la tradition, il nous faut donc interroger l’histoire pour comprendre pourquoi il s’agit d’un phénomène aussi affirmé en France. Nous nous trouvons face à plusieurs séries de sources convergentes. D’une part, si nous nous référons au terme même d’initiation, nous percevons bien qu’il se réfère à la fois à une cérémonie et à l’apprentissage d’un métier. Selon Philippe Ariès (1), sous l’ancien Régime ces deux fonctions étaient assurées par les corporations. De leur côté,les étudiants organisaient des cérémonies burlesques pour accueillir leurs nouveaux condisciples. Peut-être pourrait-on en trouver un équivalent dans la cérémonie du « mammamouchi » et celle « dignus est intrare » chez Molière ? D’uen façon plus générale, traditionnellement était dévolu à la jeunesse le rôle d’organiser les fêtes (Galland, 1991) : dans certains villages, a longtemps subsisté le « Jouvent », organisation des jeunes dans ce but. Plus que le carnaval, le charivari (fête organisée pour tourner en dérision le marié lorsque le couple est trop mal assorti, ou lorsqu’un veuf s’est remarié trop vite) pourrait être rapproché du bizutage.


Mais le bizutage est spécifiquement lié, au XIXème siècle, à la création des grandes écoles qui recrutent sur concours. La Révolution française entraîne deux conséquences majeures : d’une part la fin des corporations (loi Le Chapelier, 1791), d’autre part l’abolition des privilèges de naissance. La nomination au concours est une conséquence directe de la déclaration des Droits de l’homme de 1789. Les Grandes Ecoles et les concours ont pour fonction de former une élite qui tend à se subsituer à l’aristocratie déchue. Le diplôme remplace la naissance, et l’esprit de corps le statut des corporations. Le bizutage devient alors signe d’appartenance à un grand corps. On peut faire l’hypothèse que les pratiques extrêmes des Arts et Métiers vont dans ce sens. Ces écoles forment des ingénieurs de production. Issus de l’enseignementtechnique, appartenant le plus souvent à des couches sociales plus modestes que les élèves des grandes écoles,ils doivent se marquer par une solidarité plus profonde. D’autre part, en contact direct avec les ouvriers, ils sont destinés à faire acte de commandement parfois dans des conditions physiques éprouvantes : il faut donc qu’ils intègrent dans leur identité à la fois un sentiment de robustesse physique et de distance par rappport à la classe ouvrière et à leur milieu d’origine.
Même si nombre de chefs d’établissements restent attachés au bizutage, nous pouvons nous interroger pour savoir si ces pratiques gardnet de nos jours l’utilité sociale qui était la leur au XIXème siècel ou si, au contraire,la création d’une élite par le diplôme ne constitue pas un frein au développement dans la mesure où seule une petite minorité acquiert une identité (dans les rites d’initiation des peuples sans écriture, c’est la quasi-totalité de la classe d’âge qui est admise).


A partir de tous ces éléments,est-il possible de formuler quelques propositions théoriques ? Un agir d’adolescents qui se manifeste à l’occasion d’un changement de statut et qui se termine par un repas ne peut manquer de nous intéresser. Au fond, la question est de savoir si le bizutage va constituer une aire transitionnelle pour , à la fois, assurer la séparation-individuation du sujet, permettre ses identifications et enfin faciliter son accès à la culture (3). E, d’autres termes, est-il un acte symbolique ou s’agit-il simplement d’un passage à l’acte ? Peut-on vraiment penser qu’il s’agisse d’un rite d’initiation ? Certes, le déroulement temporel pourrait le faire penser mais, et en cela il est impossible de se passer de la psychanalyse, c’est à partir du mythe du meurtre du père originel tel que Freud l’a élaboré dans Totem et tabou (6) qu’un jugement peut être prononcé. Le parricide est une procédure complexe. Le père s’est réservé toutes les femmes et il a contraint les fils à l’exil sauf peut-être le plus jeune, le préféré. Les fils sont pris entre leur amour et leur hostilité à l’égard du père. Ils réussissent à s’unir un temps pour le tuer puis pour l’incorporer en le mangeant,mais ensuite ils sont pris de remords et intériorisent les interdits ; la religion, la morale, et la culture dans leur ensemble vont alors commémorer cet événement.
Ici, nous nous trouvons d’une part devant des pratiques fort pue symbolisées : certes, on peut pointer des éléments en faveur d’une nouvelle naissance mais le déroulement traduit bien au contraire l’expression crue de pulsions partielles court-circuitant toute élaboration psychique, ainsi que la constitution véritable d’un groupe (qui repose on le sait sur l’inhibition et la sublimation de ces pulsions (8).


Enfin, la génération précédente n’est jamais remise en cause (contrairement à ce qui se passait autrefois dans un carnaval, une fête des fous). Bien souvent aussi, la célébration du bizutage semble encouragée par parents et enseignants, ce qui conduit à une attitude bien ambiguë : par ces excès, ces jeunes gens ne démontrent-ils pas au contraire leur immaturité et la nécessité d’être encadrés ? Comme l’a fait remarquer Philippe Jeammet (11) , si des adolescents éprouvent le besoin d’être confrontés à une certaine violence pour avoir une identité plus assise, les adultes ne peuvent s’en faire complice. Il observe aussi que les actes de violence éclatent dans une institution psychiatrique pour adolescents, volontiers au moment de la rentrée et à la fin de l’année scolaire. J’ajouterai que nous retrouvons ici des mécanismes proches de ceux observés dans les grandes écoles. Le bizutage n’est plus une fête, les participants ne semblent éprouver aucun plaisir, il n’y a pas de coïncidence entre l’Idéal du Moi et le Moi (8).
Le repas terminal, s’il vise à rapprocher les frères, ne les sépare en rien de leurs objets parentaux. Après le bizutage, s’installe le plus souvent une communauté de déni. Personne n’aime à en parler. Le groupe doit faire comme s’il s’agissait d’une fête réussie alors que les opinions individuelles sont, en réalité, plus diverses. La seule issue est qu’à la rentrée suivante soit répété sur les nouveaux arrivants ce qui a été initialement subi, avec, bien entendu, une tendance à l’exagération pour tenter de surpasser les aînés : au contraire du rite, l’entropie de ce système tend à croître assez rapidement.
Plusieurs définitions peuvent être données de la violence mais, quel que soit le point de vue privilégié (juridique, sociologique ou psychanalytique), au fond il s’agit de la même chose. La violence ne peut pas être définie comme un effet de manifestations agressives. C’est un phénomène qualitativement différent qui suppose une transgression des structures établies (15) : aussi bien infraction légale ou réglementaire qu’effraction des enveloppes psychiques.


Il semble que les pratiques actuelles du bizutage visent non pas à renforcer l’intégration du nouveau mais, bien au contraire, à lui donner un sentiment de honte inexprimable qui, le privant d’une individualité propre, l’oblige à devenir conforme de façon artificielle à l’idéal du groupe. Certes, si apparemment l’adaptation s’effectue, c’est au prix d’un affaiblissement des capacités de créativité individuelle, et c’est sans doute pour cela que le bizutage n’a jamais vraiment pris auprès des littéraires et qu’il tend de nos jours à disparaître des établissements de haut niveau. Dans cette perspective, le bizutage pourrait être rapproché de certaines brimades en milieu militaire qui visent à la fois à fondre le soldat dans la foule et à rendre plus facile le sacrifice éventuel de sa vie. Dans une perspective moins radicale, certains stages de motivation pour cadres d’entreprise visent au même but implicite : celui qui aura peur, au lieu d’éprouver de la fierté, en sautant à l’élastique ou en marchant sur des braises, et qui ne pourra l’exprimer, sera très certainement plus motivé pour retrouver sa propre estime ainsi que l’amour de son supérieur.

Allons plus loin, peut-on comparer les rites d’initiation des peuples sans écriture et les nôtres ? Certes, cérémonies religieuses et service militaire ont perdu de leur importance, mais le baccalauréat ne tend-il pas de plus en plus à être une véritable initiation, comme en témoigne l’enseignement de la philosophie en classe terminale ? Freud pour sa part, avait déjà donné des éléments en faveur de cette interprétation. D’une part, il fait du rêve du baccalauréat l’un des rêves typiques (5) : le sujet bachelier rêve qu’il se présente à nouveau et qu’il échoue à l’examen, ce rêve survenant le plus souvent au moment où il faut affronter de nouvelles épreuves angoissantes, et démontrant ainsi que le sujet ramène ses inquiétudes actuelles à une inquiétude passée et surmontée : c’est bien ainsi que fonctionne le rite d’initiation.


En fin de compte, on peut se demander si le bizutage n’est pas plutôt une manifestation de la tendance antisociale (16) correspondant à ce moment délicat décrit par Erikson (4), où l’adolescent, à la recherche de son identité, peut être fasciné par les idéologies totalitaires. Peut-être, s’agissant de jeunes de haut niveau, est-il difficile de considérer que nous sommes en présence d’un groupe délinquant dont la devise pourrait être, en reprenant une citation de Théophile Gautier par Philippe Gutton : « Plutôt la barbarie que l’ennui » (9). L’absence de limites et d’interdits dans l’éducation de ces dernières années, une sexualité quelque peu opératoire sans modifications des instances psychiques, ont sans doute accentué le sentiment de « morosité » déjà décrit depuis longtemps par Pierre Mâle (13). Le bizutage serait alors une tentative de lutte inégalement réussie devant la morosité, après que le succès au baccalauréat, à l’examen ou au concours n’ait pas suffi à amener les remaniements attendus. Le groupe se constitue alors autour des sujets les plus perturbés, et on pourra observer les phénomènes régressifs si bien décrits par Bion (2). Les incertitudes devant l’avenir, aussi bien dans la vie professionnelle que dans la vie privée, le nouveau malaise dans la civilisation peuvent expliquer la nécessité d’un recours défensif plus grand contre la morosité dans un espace psychique élargi, pour reprendre l’heureuse formule de Philippe Jeammet ; mais, là, nous quittons le domaine de la psychanalyse pour retrouver celui de la sociologie.


Références bibliographiques :
(1) Aries (Ph.) : Problèmes de l’éducation , in La France et les français, Encyclopédie de la Pléiade, N.R.F, 1972
(2) Bien (W.r.) : Recherches sur les petits groupes, P.UF., 1961
(3) Cahn (R.) : les vicissitudes de l’espace transitionnel à l’adolescence, Revue Français de Psychanalyse, 1980
(4) Erikson (Erik H.) : Adolescence et crise, la quête d’identité, trad. Franç. Flammarion, Paris, 1972, 1968
(5) Freud (S.) : L’interprétation des rêves, 1990
(6) Freud (S.) : Totem et tabou, 1905
(7) Freud (S.) : Préface aux rites scatalogiques de toutes les nations de Bourke, 1913
(8) Freud (S.) : Psychologie collective et analyse du Moi, 1923
(9) Grimberg (M.), Perrot (M.), Birraux (A.), Tassel (A.), Gutton (Ph.) : « Que la fête commence », Adolescence, 1989
(10) Jeammet (Ph.) : Réalité externe et réalité interne, Importance et spécificité de leur articulation à l’adolescence, Revue Française de Psychanalyse, 1980
(11) Jeammet (Ph.) : Violence et identité à l’adolescence, Cahiers de l’I.P.P.C, 1980
(12) Largueze (B.) : le bizutage, un rite de passage, Inédit.
(13) Mâle (P.) : la morosité à l’adolescence, in La crise juvénile, Payot, 1982
(14) Maffesoli (M.) : l’ombre de Dionysos, pour une sociologie de l’orgie, 1985
(15) Michaud (Y.) : la violence (Que sais-je ?), P.U.F, 1986
(16) Winnicott (D.W.) : la tendance antisociale in De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 1989




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