Michel Foucault : Que reste-t-il de Surveiller et punir ? par François Boullant

Date 16/10/2003 20:30:00 | Sujet : La détention en général

Ce texte fait suite à la conférence donnée par François Boullant à la Maison fraternelle à l'initiative de l'ACAT de Paris V le 16 octobre 2003.
François Boullant a publié en 2003 « Michel Foucault et les prisons » aux PUF (Collection Philosophies )
Que reste-t-il de Surveiller et punir ?

« Il y avait aussi, à l’époque où j’ai écrit cela, un fait d’actualité ; la prison, et plus généralement de nombreux aspects de la pratique pénale se trouvaient remis en question »

Rappelons tout d’abord ce qui constitue l’étrange genèse de Surveiller et punir (1975). Cette œuvre appartient, avec l’Histoire de la folie (1961) et l’Histoire de la sexualité à ce que Foucault a pu nommer les « livres-expérience » . Pourtant, SP ne ressemble en rien aux livres qui précèdent et à ceux qui suivent.


SP est le lieu d’une convergence unique, absolument singulière et remarquable entre le plan militant des luttes relatives au problèmes carcéral et le plan strictement heuristique de l’investigation historique et théorique quant à la naissance de la prison : « Je n’ai commencé à écrire ce livre qu’après avoir participé pendant quelques années, à des groupes de travail, de réflexion sur et de lutte contre les institutions pénales. Un travail complexe, difficile, mené conjointement avec les détenus, les familles, des personnels de surveillance, des magistrats, etc. » . Or ici, tout est indissolublement lié : les luttes ont légitimé les recherches historiques qui, à leur tour, légitimeront les luttes actuelles. Entre passé et présent des liens puissants sont tissés dont est comptable le concept d’archéologie. Ainsi en va-t-il en quelque sorte en amont du texte, mais en aval, le même problème se repose, symétriquement inversé au sens où SP a pu inspirer des luttes et modifier profondément l’image que le grand public lui-même se faisait de la prison…


On peut réduire l’œuvre à un ensemble de thèses : sur la prison elle-même, sur la délinquance et, plus généralement, sur la politique de Foucault ou encore sur des problèmes de méthode relatifs au mode d’approche d’une question donnée. C’est ce que j’ai voulu faire ici pour présenter SP. Il ne s’agit pas de présenter une approche objective et exhaustive mais simplement de se demander ce qui, à l’aube de 2004 peut bien rester d’un texte qui, à sa parution, a l’odeur du souffre…


C’est donc un parcours subjectif que je propose, mettant en lumière ce que je considère comme les acquis indiscutables du texte, et laissant dans l’ombre peut-être des points plus discutables, du moins à mon sens. Voici donc six points qui sont selon moi des idées force indiscutables de SP : non pas tout SP, ce qui serait absurde et sans doute impossible dans ce cadre , mais un tri électif qui assume pleinement sa dimension subjective :

1°) Le statut de l’histoire.
2°) La politique de la parole.
3°) La naissance de la prison.
4°) Le panoptisme
5°) L’échec de la prison
6°) L’apport du concept d’illégalisme.


1°) LE STATUT DE L’HISTOIRE.

L’usage que Foucault fait de l’histoire est très particulier. Tout se joue, au fond, autour du concept d’archéologie car c’est précisément là que s’articulent le présent et la passé selon une modalité spécifique : c’est le présent qui éclaire le passé. On rappellera que le projet archéologique marque déjà les premiers travaux de Foucault : la Naissance de la clinique (1963), Les Mots et les choses (1966) et, bien sûr, L’Archéologie du savoir (1969)... Dans ces trois œuvres, il s’agit déjà de cerner une naissance, mais pour la prison , l’enjeu est plus considérable encore car ce qui se joue dans une naissance, c’est déjà, potentiellement la possibilité d’une mort, quelle qu’en soit, par ailleurs, l’échéance : « En interrogeant les institutions psychiatriques et pénitentiaires, n’ai-je pas présupposé qu’on pouvait s’en sortir, en montrant qu’il s’agissait là de formes historiquement constituées à partir d’un certain moment et dans un certain contexte, c’était montrer que ces pratiques, dans un contexte autre, devaient pouvoir être défaites parce que rendues arbitraires et inefficaces ? » Ainsi s’articulent, précieusement le présent et l’histoire. Des institutions comme la prison ou l’hôpital psychiatrique apparaissent, explique Foucault, comme des évidences sociales et c’est bien cette dimension d’évidence qu’il s’agit de détruire. Pour Foucault, cette salutaire rupture des évidences va s’opérer sur un double plan : théorique, dans les investigations historiques et pratique, dans les luttes engagées avec le GIP.


Il faut travailler à réduire systématiquement ce coefficient d’évidence et modifier, en quelque sorte notre regard jusqu’à rendre inévidentes ces institutions qui nous sont à la fois mal connues et si familières. En restituer la genèse apparaît donc comme une salvatrice entreprise qui vise à rendre la prison, comme aussi l’hôpital psychiatrique, à son histoire, c’est à dire à sa stricte historicité : « L’histoire a pour fonction de montrer que ce qui est n’a pas toujours été » . Dès lors la prison n’est plus un référent absolu : elle est seulement relative à un temps et à une époque. L’enfermement n’est qu’une période historique : parce qu’il a eu un commencement, il aura nécessairement une fin, laquelle pourrait bien être tout aussi étalée dans le temps que l’aura été sa naissance. Ainsi, l’enfermement n’est pas une fatalité : « L’un de mes buts est de montrer aux gens que bon nombre de choses qui font partie de leur paysage familier - qu’ils considèrent comme universelles - sont le produit de certains changements historiques bien précis. Toutes mes analyses vont contre l’idée de nécessités universelles dans l’existence humaine » .


A une époque donnée, un ensemble de facteurs exige l’édification de prisons et il est bien possible que, ces facteurs se modifiant, elle ne soit plus aussi nécessaire aujourd’hui qu’autrefois. Et l’histoire s’avère être ici un formidable outil de réduction et de relativisation de nos certitudes immédiates. Mais l’histoire à laquelle recourt Foucault est aussi une « autre » histoire : non l’histoire officielle, mais plutôt celles des « bas fonds », comme il aime à le dire en citant Nietzsche. Il ne s’agit plus seulement ici de généalogie mais de la nature des documents sur lesquels travaille l’archéologue. Or, pour retracer la genèse de la prison, il faut travailler des matériaux bien différents que ceux que l’histoire a consacrés : « Retrouver ce discours explicite, cela implique évidemment de quitter le matériel universitaire et scolaire des ‘grands textes’. Ce n’est ni chez Hegel, ni chez Auguste Comte que la bourgeoisie parle de façon directe. A côté de ces textes sacralisés, une stratégie absolument consciente, organisée, réfléchie se lit en clair dans une masse de documents inconnus qui constituent le discours effectif d’une action politique » .


Là encore, il s’agit d’un principe délibéré : aborder la prison non à partir des grands textes (philosophiques ou juridiques), mais à partir de la réalité effective de son fonctionnement quotidien et se saisir de la question pénale à travers le prisme carcéral, à travers sa « chambre de débarras », écrit Foucault. Le lien qu’on peut alors tisser entre histoire et présent apparaît là, dans cette attention aux détails qui font l’ordinaire du pouvoir : « J’essaie de provoquer une interférence entre notre réalité et ce que nous savons de notre histoire passée. Si je réussis, cette interférence produira de réels effets sur notre histoire présente. Mon espoir est que mes livres prennent leur vérité une fois écrits - et non avant. (…) Il y a deux ans, en France, il y a eu de l’agitation dans plusieurs prisons, les détenus se sont révoltés.
Dans deux de ces prisons, les prisonniers lisaient mon livre. Depuis leur cellule, certains détenus criaient le texte de mon livre à leurs camarades. Je sais que ce que je vais dire est prétentieux, mais c’est une preuve de vérité - de vérité politique, tangible, une vérité qui a commencé une fois le livre écrit » .



2°) UNE AUTRE POLITIQUE DE LA PAROLE.

Sur un tout autre plan, SP sera pour Foucault l’occasion de penser justement cette interaction du militantisme et de la recherche théorique. Le GIP, en ce sens, n’amène pas seulement des idées nouvelles, mais aussi des pratiques nouvelles qui vont bousculer la distribution et la hiérarchie convenue de la parole et indiscutablement provoquer chez Foucault une nouvelle réflexion sur le statut de l’intellectuel et sur son rôle dans les luttes de son temps : « J’ai entrepris et achevé, après l’expérience du GIP, mon livre sur les prisons (…) ce livre doit beaucoup au GIP (…) s’il contenait deux ou trois idées justes, c’est là qu’il les aurait prises » .


Très vite, au GIP, Foucault impose une manière différente de militer. Loin du modèle sartrien dans lequel l’intellectuel vient éclairer et secourir les masses ignorantes, Foucault propose un mode de travail issu de la tradition ouvrière : ces enquêtes qu’évoquait déjà Karl Marx. Ce seront les « enquêtes intolérance » qui aboutiront à ces petites brochures anonymes qui feront tant pour la cause des prisons (Enquête dans 20 prisons, Fleury-Mérogis, etc.). Il ne s’agit ni de rapporter un témoignage ni d’instruire un procès à la manière du tribunal Russell institué par JP Sartre mais de susciter une parole vive et neuve, non soumise aux hiérarchies usuelles : « Au GIP, cela signifie : aucune organisation, aucun chef, on fait vraiment tout pour qu’il reste un mouvement anonyme qui n’existe que par les trois lettres de son nom. Tout le monde peut parler. Quel que soit celui qui parle, il ne parle pas parce qu’il a un titre ou un nom mais parce qu’il a quelque chose à dire. L’unique mot d’ordre du GIP, c’est ‘la parole aux détenus’ » . Les témoignages collectés par les enquêtes sont des matériaux bruts, sans intermédiaire ni rewriting.


Derrière ces pratiques nouvelles, perce un nouveau statut de l’incarcéré : non pas un sous-développé à qui de bonnes âmes viendraient prêter leur concours, mais la considération bien réelle que ceux sur qui s’exercent le pouvoir disposent d’un authentique savoir de l’institution et c’est bien à ce savoir qu’il s’agit de donner l’occasion de s’exprimer et de s’organiser : « Ces enquêtes sont faites non pas de l’extérieur par un groupe de techniciens : les enquêteurs, ici, sont les enquêtés eux-mêmes. A eux de prendre la parole, de faire tomber le cloisonnement, de formuler ce qui est intolérable et de ne plus le tolérer. A eux de prendre en charge la lutte qui empêchera l’oppression de s’exercer » . En tout ceci Foucault manifeste un scrupule rare : ne pas confisquer la parole des détenus, ne pas leur souffler des plans d’action. Les détenus doivent devenir des « autogestionnaires de leurs propres problèmes » .


La première rupture sera précisément là, dans cette rupture même d’un silence plus que centenaire à l’égard des prisons. Le premier impératif est à cet égard « Brisons les barreaux du silence » . Via ces enquêtes, Foucault inaugure une authentique politique de rupture : ni le modèle inquisitorial de l’anti-tribunal prolétarien, ni le modèle humaniste bourgeois de la dénonciation larmoyante. La revendication d’une sorte d’anti-humanisme théorique poursuit à sa manière le sillon creusé par les Les Mots et les choses : « Je ne m’intéresse pas au détenu comme personne. Je m’intéresse aux tactiques et aux stratégies de pouvoir qui sous-tendent cette institution paradoxale (…) qu’est la prison ». C’est toujours du pouvoir qu’il faut partir parce que tel est toujours le problème posé. La parole des assujettis ne dénoue pas l’assujettissement mais elle le met en lumière, en relief : elle le donne à voir et, ce faisant, elle donne une prise aux assujettis sur ce pouvoir qui les a mis là.


3°) LA NAISSANCE DE LA PRISON.

La vulgate est tenace : s’appuyant sur un vocabulaire des plus flous, elle fait de la prison une institution intemporelle qui conforte les certitudes molles de notre imaginaire. La prison, au fond, quelles que soient ses formes, aurait toujours existé. A cette certitude infondée, Foucault inflige un cinglant démenti. Dans SP, trois époques bien distinctes séparent des pénalités bien distinctes, encore que non homogènes... Il y a tout d’abord l’ère des supplices dans laquelle triomphe une violente pénalité corporelle. Il s’agit d’inscrire le délit dans la chair coupable en une cérémonie publique qui marque la toute puissance du monarque. Mais vers la fin du XVIIe siècle, les idées commencent à évoluer en même temps que se développe une sourde remise en question de ces pratiques ambiguës.


Acquis aux Lumières pour la plupart, les Réformateurs développent une pénalité purement livresque qui n’aura guère de postérité réelle et dans laquelle domine l’aspect didactique : la punition doit enseigner et dissuader, recourant pour ce faire à un imaginaire coloré, à la fois puissant et naïf qui ne fait appel que très occasionnellement à l’incarcération. La naissance de la prison réelle est plus diffuse et Foucault en discerne l’origine dès le XVIIe siècle à travers la lettre de cachet en France, les institutions d’assistance aux pauvres en Angleterre et dans toute l’Europe et, enfin, à travers des institutions de réforme morale aux Etats Unis sous l’impulsion des Quakers. Contrairement à une idée très répandue, Foucault montre que la prison n’est pas une réponse à la barbarie des supplices. La prison, dit-il, vient d’ailleurs : elle vient de la radicalisation, de la rationalisation et de l’extension de ces procédures de contrôle des individus qui commencent à proliférer et ont pour but premier la réforme morale.


Trois éléments constants fondent cette nouvelle pratique pénale : l’isolement individuel, le travail et le temps. Sans doute, aucun de ces éléments n’est-il spécifique et Foucault lui-même insiste sur l’héritage monacal : « La cellule, cette technique du monachisme chrétien et qui ne subsistait plus qu’en pays catholique, devient dans cette société protestante l’instrument par lequel on peut reconstituer à la fois l’homo oeconomicus et la conscience religieuse » (p. 125). C’est toutefois cette synthèse des trois éléments qui va donner naissance à l’ordre carcéral qui se propose la réforme morale de l’individu qui a failli : « Jeté dans sa cellule, le condamné réfléchit. Placé seul en présence de son crime, il apprend à le haïr, et si son âme n’est pas encore blasée par le mal, c’est dans l’isolement que le remords viendra l’assaillir » .

Mais la prison s’inscrit encore dans une configuration à la fois plus large et antérieure : « les disciplines ». On peut dire (et on lui a assez reproché) que les disciplines sont une invention foucaldienne.


Dans des domaines distincts (l’école, la caserne, l’hôpital, l’atelier) Foucault repère en effet des procédures identiques d’assujettissement des individus dans un espace donné : « Comment surveiller quelqu’un, comment contrôler sa conduite, son comportement ses aptitudes, comment intensifier sa performance, multiplier ses capacités, comment le mettre à la place où il sera le plus utile : voilà ce qu’est, à mon sens, la discipline » . Si les disciplines s’épanouissent au XVIIIe et XIXe siècles, on en trouve toute fois la trace bien antérieurement mais elles vont toutefois se radicaliser et s’intensifier en donnant naissance à ces différentes institutions. Sur l’exemple du soldat, Foucault montrera que chacun des mouvements du corps va se trouver décomposé puis recomposé selon un strict schéma qui répartit le mouvement à la fois dans l’espace et dans le temps. Le sujet des disciplines est alors cet individu obéissant et utile ou plutôt utile parce que docile… On peut dire schématiquement que la prison va naître de ce croisement entre des préoccupations morales et des pratiques disciplinaires.


4°) LE PANOPTISME

Il reste encore à trouver un lieu et ce lieu sera le Panoptique fondé sur ce que Foucault nomme la « visibilité isolante ». Le Panopticon est d’abord un texte publié en 1791 par le philosophe utilitariste anglais Jeremy Bentham dans lequel celui-ci propose un concept totalement neuf : celui d’un bâtiment aux fonctions polyvalentes et qui permet de détenir des individus en les surveillant à leur insu. On en connaît le principe : un bâtiment circulaire divisé en cellules individuelles que la lumière du jour traverse. Au centre, un espace circulaire vide dans lequel prend place une tour percée de petites ouvertures à partir desquelles, sans être vus, les « inspecteurs » peuvent surveiller constamment les individus enfermés : « Bentham a posé le principe que le pouvoir devait être visible et invérifiable. Visible : sans cesse le détenu aura devant les yeux la haute silhouette de la tour centrale d’où il est épié. Invérifiable : le détenu ne doit jamais savoir s’il est actuellement regardé ; mais il doit être sûr qu’il peut toujours l’être. » (p. 203).


Outre la polyvalence, Bentham vante tout particulièrement le caractère économique de son invention : pour un coût dérisoire, un même individu peut en surveiller des dizaines d’autres… Etrangement, le panoptique ne restera qu’un projet mais il va cependant exercer une influence considérable sur les architectures de surveillance pour lesquelles il apparaît comme un modèle, une « utopie-programme ». De fait, Foucault repère le schéma benthamien à l’œuvre partout, et particulièrement dans les prisons : la Petite-Roquette (1836), La Santé (1867) ou Fleury-Mérogis (1969) et même à l’intérieur des prisons, en un vertigineux effet de miroir : chapelle de Fresnes ou fourgon cellulaire comme « équivalent mobile du panoptique » (p. 267). Le panoptique, explique encore Foucault est une machine diabolique, le produit d’un « rêve paranoïaque » qui vise à assurer la résipiscence du mauvais sujet : « ils ont cru que les gens allaient devenir vertueux du fait qu’ils seraient regardés » , commente-t-il.


L’enjeu est une transformation, d’où la métaphore insistante et récurrente de la machine (ou de la machinerie) dont les connotations sont multiples : « Le Panoptique est une ménagerie royale ; l’animal est remplacé par l’homme, par le groupement spécifique de la distribution individuelle et le roi par la machinerie d’un pouvoir furtif. » (p. 205). Mais à travers ce simple dispositif, explique Foucault, le pouvoir subit une authentique mutation qui repose sur une « inversion de la visibilité » (p. 191). Les supplices de l’Ancien Régime, en effet, se déroulaient en pleine lumière et en public. Ils constituaient un rituel politique dans lequel le déchaînement du pouvoir souverain était donné à voir. Le scénario panoptique inverse cette distribution des rôles et de hauts murs escamotent la multitude, désormais anonyme, des punis. Le regard, autrefois tourné vers l’extérieur, se tourne désormais vers l’intérieur dans ces « architectures de surveillance ».


Mais ce que Foucault désigne par « panoptisme » va bien au-delà de la simple application du procédé inventé par Bentham. En fait, il désigne par là une authentique mutation dans le pouvoir de punir, mutation qui passe d’une pénalité éminemment corporelle à une « pénalité de l’incorporel » (p. 21) , d’une société du spectacle punitif à une société du secret punitif dans lequel domine le principe de la surveillance généralisée. Et Foucault montre que cette surveillance va s’étendre, via des micro-pouvoirs, à l’ensemble de la société, débordant largement le cadre strict de la prison, et à travers des procédures bien plus sophistiquées encore que celles qui apparaissent dans le bâtiment de Bentham et qui organisent une authentique « disciplinarisation des sociétés »...


5°) L’ÉCHEC DE LA PRISON

Quoi de plus banal, au fond, que ce thème, communément partagé à la fois par l’approche humaniste des philanthropes, des travailleurs sociaux et autres visiteurs de prison, l’approche technique et administrative des autorités pénitentiaires et l’approche militante des membres du GIP ? Il est assez rare, au fond, de voir Foucault enfourcher un cliché tenace, mais ici c’est bien, dans un premier temps du moins, à conforter ce cliché qu’il va travailler. Mais il va remonter loin dans l’histoire. Pièces en mains, il va patiemment montrer que l’échec de la prison est dénoncé dès ses origines. Tous les effets délétères de l’enfermement carcéral sont déjà là, correctement identifiés, répertoriés, analysés et ce, dès 1815... Les voici, tels que Foucault les présente dans SP, évoquant alors « Cette critique monotone de la prison » (p. 273) :

1. La prison ne fait pas diminuer le taux de criminalité mais fait augmenter le taux de récidive.
2. La prison, au lieu de corriger, produit des délinquants dangereux.
3. La prison n’éduque pas : isolement, travail pénal et formation des gardiens sont inadaptés.
4. La prison devient « l’école du crime » en rassemblant les malfaiteurs.
5. La prison ne permet aucune réinsertion et condamne à la récidive.
6. La prison provoque indirectement la misère des proches du détenu.


Mais il y a là une énigme que Foucault nomme le « cercle carcéral » . Le constat d’échec, en effet, ne débouche sur aucune remise en question radicale et l’on reconduit sempiternellement les mêmes mesures : « Depuis un siècle et demi, constate Foucault, la prison a toujours été donnée comme son propre remède » (p. 273). Mais il ne s’en tient pas à cette première partie d’un constat, largement et suspectement partagé, nous l’avons vu… Il va même exactement renverser cet argument de l’échec de la prison en se demandant crûment « A quoi sert l’échec de la prison ? » (p. 277) : « On dit depuis deux siècles : ‘la prison échoue, puisqu’elle fabrique des délinquants’. Je dirais plutôt : ‘Elle réussit, puisque c’est ce qu’on lui demande’ » . Mais cette analyse implique alors un détour pour analyser ce que Foucault nomme « l’utilité politique de la délinquance » et ce détour implique qu’on élucide ce concept si typiquement foucaldien d’illégalisme…


6°) L’APPORT DU CONCEPT D’ILLÉGALISME.

Le concept d’illégalisme est une invention foucaldienne. Mais il n’y a pas d’afféterie chez Foucault et le néologisme « illégalisme » a une fonction bien réelle et bien précise, et comme incontournable, à l’intérieur de l’ouvrage. En fait, il a charge de faire pièce à celui, trop saturé d’évidence, de délinquance. A travers ce concept, en effet, Foucault redistribue tout autrement l’ensemble des activités délictueuses. La délinquance est au fond une découpe, à l’arbitraire prémédité, faite à l’intérieur du tissu bien plus vaste des illégalismes. Le fraudeur fiscal, le patron en délicatesse avec le Code du travail, le fauteur d’un délit d’initiés ou le vendeur d’armes ne sont pas moins délinquants que le petit voleur ou que le braqueur patenté. Il reste que c’est avec beaucoup de réserves qu’on les qualifiera comme tels et surtout qu’on les traitera comme tels. Accréditée et crédibilisée par les pratiques du tout nouveau Syndicat de la magistrature, dans les années soixante-dix, la pratique qui consistait à pouvoir envoyer un patron ou un élu politique, par exemple, en prison, était loin d’être usuelle et, quoi qu’il en soit, elle étonnait, voire choquait profondément l’opinion publique. « L’illégalisme », lui, ne connaît pas ces frontières et traite uniformément tout contournement de la légalité, quelle que soit, par ailleurs, son degré de gravité.


Ainsi, précieusement, le concept d’illégalisme rature les oppositions, souvent factices, entre types de délinquance et remet à plat toutes les pratiques délictuelles. Il a encore un autre mérite qui est de retirer à la délinquance son ancrage naturel. Le délinquant, parce qu’il s’enracine dans les origines bien suspectes de la criminologie, est une invention du XIXe siècle. Mais la délinquance renvoie en outre, mutatis mutandis à une « nature » délinquante, à un socle intrinsèquement vicieux ou pervers de l’individu. Elle renvoie encore, et de manière bien caricaturale, à une distribution bien convenue des rôles sociaux et le thème des « classes dangereuses » n’est alors jamais très loin. Au fond, tout se passe comme si le délinquant constituait une espèce à part, une espèce dont les caractères seraient donnés par la nature et dont les autres couches sociales seraient, par nature toujours, épargnées ; une espèce qui se trahirait, comme toutes les autres espèces, par un comportement spécifique, immédiatement reconnaissable, voire détectable a priori, comme en rêvèrent des individus aussi différents que le célèbre criminologue Cesare Lombroso ou les imaginatifs scénaristes de Minority report …


Le délinquant est ainsi un principe explicatif, une « unité biographique » qui renvoie toujours, implicitement ou explicitement, à la vie du criminel, plongeant dans son enfance pour y faire apparaître les supposées racines du crime. Le psychiatre a ici son point d’ancrage historique et la détermination de son rôle qui, peu à peu, va sinon se substituer au pouvoir du juge, du moins en rogner peu à peu les prérogatives. Rançon de sa « nature » délinquante, le délinquant est encore, écrit Foucault, un « noyau de ‘dangerosité’ » (p. 258). La référence au danger est toujours, en effet, plus ou moins présente dans la considération de la délinquance : « La délinquance fait peur et on cultive cette peur » . Et Foucault, là encore, innove en analysant au plus près cet étrange concept de dangerosité. La dangerosité n’est pas le danger, bien réel quant à lui. La dangerosité est seulement ce qui s’en pressent. Elle n’est qu’une estimation, un pronostic qui voudrait se faire passer pour un diagnostic. Elle est une simple virtualité, mais une virtualité qui va autoriser des mesures de prophylaxie sociale énergiques et radicales. Là est le danger, bien réel celui-là, de la répression de cette « dangerosité ». C’est au fond avec cet ancrage naturel, toujours implicité, qu’entend rompre définitivement le concept d’illégalisme, et c’est en cela qu’il est neuf et précieux .



* * * * *

Dans un contexte âpre et traversé de contradictions, où la pensée et les apports de Foucault sont rognés, contestés ou simplement ignorés, dans une actualité où l’enfermement semble retrouver une légitimité qu’il avait, sinon perdue, du moins qui s’était considérablement émoussée, il m’a paru utile de rappeler les pistes qu’il avait ouvertes dans ce texte, Surveiller et punir, qui aura bientôt trente ans. Il ne s’agit pas, ici comme ailleurs, de recueillir pieusement un héritage, comme le souligne Foucault lui-même à propos du Kant de Qu’est-ce que les Lumières ?, car cette piété-là est stérile et la pensée de Foucault n’a que faire des gardiens du temple d’une improbable et inconcevable orthodoxie. C’est peut-être même alors l’impiété qui serait de rigueur. Il s’agit bien plutôt, en effet, de se demander comment la pensée de Foucault pourrait aujourd’hui ouvrir d’autres pistes de recherche, investir d’autres objets et initier d’autres approches. « Moi, les gens que j’aime, je les utilise. La seule marque de reconnaissance qu’on puisse témoigner à une pensée comme celle de Nietzsche, c’est précisément de l’utiliser, de la déformer, de la faire grincer, crier », déclarait Foucault dans un entretien de 1975 . La remarque fait programme et vaudrait pour son œuvre propre. Loin des critiques aveugles et venimeuses comme des dithyrambes exaltés et stérilisants, il y a sans doute place aujourd’hui pour une autre postérité de Foucault. Une postérité sans postures ni fétichisme, irrespectueuse par principe, pourrait-on dire, de la lettre, en effet « datée », de ses textes : une postérité laborieuse qui s’en servirait comme de harpons pour d’autres abordages féconds et inédits . De cette postérité-là, modeste, silencieuse, bruissent déjà dans l’ombre propice, pour toute oreille aiguisée et avisée, les lents mouvements d’un tissage patient et serein, mais aussi décalé et « inactuel »…

François Boullant
(octobre 2003)

Professeur agrégé de philosophie
Enseignant au Centre pénitentiaire de Fleury-Mérogis (1971-1986)
Membre du Comité de rédaction de la revue Actes (Les Cahiers d’action juridique) (1983 à 1993)






Cet article vient de ACAT Paris 5
http://acatparis5.free.fr/html

The URL for this story is:
http://acatparis5.free.fr/html/article.php?storyid=5