Islam et Christianisme, la rencontre est-elle possible ? par Gwenolé Jeusset

Date 2/6/2003 0:00:00 | Sujet : Islam et Christianisme

Ce texte fait suie à la conférence assurée par Frère Gwenolé Jeusset, ofm (auteur de « St François d’Assise et les musulmans », éditions franciscaines, 1997, ancien responsable du Secrétariat des relations avec l’islam ) le 2 juin 2003 à l'initiative de l'ACAT à La Maison fraternelle.

ISLAM et CHRISTIANISME, la RENCONTRE EST-ELLE POSSIBLE ?
Réflexions et expériences vécues

(2/06/03 Maison Fraternelle 37, rue Tournefort 75005 Paris)

Introduction : D’où je parle :
Pas islamologue, mais une expérience de terrain en plusieurs étapes et continents :
- 19 ans en RCI : parmi d’autres activités chargé des relations avec les musulmans, ce qui veut dire : rencontrer ceux-ci, être lien entre les deux communautés et assurer une formation des chrétiens. Cela m’a amené naturellement à travailler avec les églises protestantes.
- 10 ans à visiter les frères franciscains dans les pays musulmans (ni le Golfe, ni l’Iran, ni l’Iraq, mais le reste).
- 4 ans au SRI : Islam européen.
Je viens de finir un mandat au Comité des Eglises européennes pour le rapport à l’Islam en Europe et je suis au Comité des évêques catholiques de France pour l’interreligieux.
- Pour peu de temps maintenant car – et ce sera peut-être la dernière étape, je suis en partance pour la Turquie dans le but de lancer, si Dieu le veut, un centre oecuménique et interreligieux pour l’Ordre franciscain.


Abidjan fut le long temps de l’apprivoisement. Lieu d’une aventure spirituelle avec un vieux musulman devenu mon père, Baba. Cette amitié ne nous fut jamais reprochée, mais elle sembla à quelques-uns un peu bizarre ou inutile. Ainsi, des musulmans s'étonnaient de voir traîner autant ma conversion à l'Islam. Ils en touchèrent deux mots à El Hadj Sakho, -c’était son nom. Celui-ci leur répondit : "Yaya est chrétien jusqu'à la moelle des os, et je suis musulman jusqu'à la moelle des os" . Il arborait un grand sourire en me contant cela. Avait-il osé ajouter : "Dieu nous a mis ensemble sur sa route et sans mélanger nos religions, nous allons ensemble vers Lui" ? Je serais tenté de le croire, car c’était ma conviction et nous étions souvent, bien au-delà des mots, sur la même longueur d'onde spirituelle.


I. Les grands ENJEUX et les BUTS de la rencontre.
- L’enjeu commun est de permettre à tous de rejoindre la grand place de la rencontre ; de permettre à l’autre de "respirer", d’être lui-même, de s’exprimer en toute liberté et sans agressivité, dans un espace commun où les croyants, mais aussi ceux qui ne peuvent croire, puissent se parler, s'estimer.
- S’ajoute pour chrétiens et musulmans, le fait que nous formons la moitié de l’humanité... Notre Dieu a dans les Noms que nous lui donnons : Prince de la Paix, Shalom, Salam. Avec les hommes de bonne volonté, nous devons sauver la paix du monde et surtout empêcher le retour des guerres saintes.
- Enfin, en tant que chrétiens, nous avons pour mission de faire comprendre que Dieu est Père et Amour. En suivant le Christ, nous devons donner le goût d’un Dieu venu parmi nous par amour. Nous devons agir pour l’homme (dépassant les ethnies et les religions) et porter un regard positif sur les autres en pensant que l’Esprit nous précède.


Quel peuvent donc être les buts de la rencontre et du dialogue ?
Je les nomme sans pouvoir m’y attarder, comme autant de marches à franchir. La suite de mon exposé reprendra certains de ces éléments :
Les trois premiers buts sont « politiques » au sens large de la vie en société :
- Se supporter
- réaliser une coexistence pacifique
- avoir plaisir à se découvrir
Deux peuvent relever d’une mystique humaine :
- avoir du bonheur à s’estimer
- fraterniser en tant qu’êtres humains
Trois relèvent de la foi :
- marcher côte à côte vers Dieu qui nous attend.
- nous considérer comme des frères et sœurs en Dieu et agir en conséquence
- pratiquer l’émulation spirituelle.


II. OBSTACLES A LA RENCONTRE.
Il faut distinguer pour mieux y faire face et, si on ne le peut, être conscients du mélange : l’obstacle est-il historique, politique, culturel et religieux ? C’est important pour envisager des solutions possibles. Par rapport à la religion musulmane, nous tombons parfois dans le panneau que nous reprochons à de nombreux incroyants qui disent trop souvent à notre goût : « S’il n’y a pas la paix, c’est la faute aux religions ».

historiques : La blessure d’un conflit quasi-permanent pendant un millénaire, çà ne se guérit pas en une génération, ni en un siècle, notamment à cause des fondamentalistes de toutes les religions. La méfiance est une donnée du très long face-à-face entre les Occidentaux et l’islam arabe et turc. Les invasions arabes, les croisades, la Reconquista, les combats contre les Ottomans, les persécutions, les expulsions, les corsaires des deux bords de la Méditerranée avec leurs lots d'esclaves, le colonialisme et les guerres d'indépendances, enfin le néocolonialisme et les diverses violences actuelles, ont ponctué quatorze siècles d’une histoire qui ne fut pas un long fleuve tranquille. L'Occident ne connaît pas le monde musulman et le monde musulman ne connaît pas l'Occident car, sauf en de rares personnes, ils ne se sont jamais rencontrés. Et même, si j’ai personnellement la conviction d’avoir rencontré des musulmans, je ne suis pas du tout sûr de connaître le monde islamique et d’avoir compris l’Islam...


En tant que communautés, la première grande rencontre interreligieuse, c’est seulement le 27 octobre 1986 à Assise. De là s’est dégagé ce qu’on appelle l’esprit d’Assise. J’aurais occasion d’en parler tout à l’heure.

politiques : la peur et l’arrogance
- peur du clash des civilisations au point de les provoquer au lieu de les prévenir. La vraie guerre préventive consiste à prévenir la guerre.
- arrogance, volonté de puissance. Aujourd’hui encore l’inspiration chrétienne de G. Bush sent un tout petit peu ( !) le pétrole et la volonté de puissance.
Nous avons vécu avec la guerre d’Iraq une page historique qui passe inaperçue hélas. Il faut nous réjouir fortement que les Eglises ont trouvé un consensus pour dire : « Non ! Pas la guerre au nom de Dieu ». Déjà autrefois, les Puissants utilisaient la religion, mais les religions se laissaient faire ou ne pouvaient s’opposer. Les temps changent. Cette fois-ci c’est un pouvoir politique, contre l’avis des Eglises, qui a pris Dieu en otage. Et on peut même dire que les leaders musulmans ont dans l’ensemble refuser eux aussi l’amalgame.


culturels : Nous n’avons pas la même façon de vivre et ceci est toujours un choc à dépasser. De plus, du fait de la guerre séculaire entre nos civilisations, nous avons été baignés dans l’enseignement du mépris en Occident et en Islam, (surtout Europe et Islam arabe et turc).

religieux : Il est un racisme religieux qui consiste à jeter sans cesse le discrédit sur l’autre. L’esprit de guerre sainte perdure quand on ne renonce pas au mépris. La tentation reste grande de cataloguer la foi d’autrui à travers une idée négative de sa doctrine ou à travers ses « intégristes ». Malheureux celui ou celle qui juge une autre religion sans chercher le croyant qui en vit !
Les musulmans devraient comprendre que les droits réclamés avec raison, pour eux et par eux avec nous, en Occident, sont aussi ceux qu’exigent les autres : le respect total des croyants comme des incroyants au nom des droits de l’homme, en Occident et en terre d’Islam.


De son côté, le radicalisme qui se croit évangélique en mettant la lettre biblique au-dessus de la personne du Sauveur, supprime l’amour et l’écoute de l’autre au soi-disant profit de la Vérité. Comment se distancer de certains groupes chrétiens, aussi intraitables que ceux qui leur font face ? Par exemple dans des campagnes dites d’évangélisation en faisant parler, sur la place publique, contre leur foi ancienne, des baptisés venus de l’Islam. Beaucoup de musulmans, pas seulement les radicaux, ne font pas la différence entre eux et l’ensemble des chrétiens qui désirent apporter une aide sociale, pratiquer un dialogue gratuit qui n’exclue pas une annonce dans l’amour et le respect, et veulent témoigner de l’Amour sans attendre un retour immédiat.



III. CEUX QUI EMPECHENT LA RENCONTRE
Ils sont de deux sortes :
- Ceux qui sont pour mais qui ne voient pas les obstacles
Dans une réunion, un vieux monsieur tenait qu’il y avait peu de différences et donc il fallait unir nos deux religions. Une autre fois, dans un week-end interreligieux, j'ai vu des gens dont je me demandais s'ils étaient encore chrétiens ou devenus musulmans, s’approcher de la communion à l’Eucharistie. Le risque est là de tout laminer au niveau du Dieu unique. Que des musulmans pensent cela, je comprends leur méconnaissance de ce qu’est pour nous le mystère de Jésus , mais pas chez des chrétiens Mgr Claverie, l’évêque d’Oran assassiné en août 96, n’était pas tendre pour cet « Oecuménisme bonasse »..


- Ceux qui sont contre la rencontre.
Ils se croient les bons, les vrais, les purs et s’autoproclament toujours gendarmes de l’empire du Bien. Et quand ces défenseurs auto-désignés du Dieu unique prennent les armes, nous sommes sommés de choisir leur camp. Des deux côtés, on globalise. Les uns refusent de distinguer entre musulmans et islamistes ; les autres, entre chrétiens et fondamentalistes. Ils ont les mêmes réactions par rapport à eux-mêmes, par rapport aux autres, par rapport à Dieu :
- par rapport à eux-mêmes, de chaque côté de leur muraille, ils sont certains d’être les seuls vrais croyants ; - par rapport aux autres : ceux-ci doivent disparaître ou les rejoindre pieds et mains liés ; - par rapport à Dieu car il est leur propriété exclusive. D’ailleurs, nous affirment-ils, il a la même idée qu’eux : les mécréants sont bons pour l’enfer.



IV. LES CONDITIONS DU DIALOGUE
- accepter la présence d’un autre (pardonnez cet anachronisme religieux, il ne faut pas se prendre pour les fils de Jupiter).
- s’accepter différents : le droit à la différence
Pendant des siècles, on a cru que les différences nécessitaient l’excommunication et le repliement identitaire. La rencontre ne se vivait que sous l’angle de l’accrochage, verbal ou armé. Aujourd’hui encore, certains veulent nous entraîner sur ce sentier. Résistons ! Tout en maintenant calmement nos points de vérité contradictoires, il faut faire sauter les murailles psychologiques mises entre nous à cause des différences doctrinales.
L’annonce de sa foi est une obligation, au moins pour les chrétiens et les musulmans, chaque fois que la situation l’autorise. Mais proclamer explicitement sa foi, c'est chanter le cœur de sa vie et non exiger que l'autre m'écoute et encore moins dise : Amen !


Je garde un grand souvenir d’une visite à l’imam de Doba, au Tchad, en mars dernier. Sans suffisance mais par son élégance naturelle et spirituelle, ce jeune Peulh de trente ans avait un abord déjà imposant ! Du côté chrétien, je sentais qu’on mettait sur le plan religieux le manque de respect des cultures vivrières par les Peuls nomades. Nous parlons donc des rapports difficiles entre les éleveurs (musulmans) et les agriculteurs (chrétiens). Il est bien décidé à prêcher le bon droit à ses fidèles dont les troupeaux détruisent sans vergogne les cultures naissantes. Il se propose d’utiliser la radio chrétienne si on lui permet de joindre ainsi ses coreligionnaires.
Ayant étudié au Nigeria, il pense que ses collègues partis en Arabie Saoudite sont plus savants. Diplomatiquement, je le rassure : « Vous avez gardé vos racines africaines et pouvez davantage comprendre vos fidèles ». Je réalise surtout qu’il a été préservé de la tentation de prêcher un islamisme radical.
L’ambiance toute simple conduit à un échange doctrinal qu’il entame en désirant connaître ma pensée sur le Prophète. - « Pour moi, commençai-je, Muhammad est un grand génie religieux qui a abandonné le polythéisme. Dans votre religion, j’ai trouvé une grande foi à notre Dieu unique et il y a des mystiques et des saints. Cependant nous ne pouvons voir en lui un prophète puisque Jésus est pour nous le sceau de la prophétie. Plus qu’un prophète, il est Dieu venu parmi nous ».


- reconnaître nos torts historiques : Là, les musulmans ont du chemin à faire. Mais peut-on dire que tous les chrétiens reconnaissent les boulets que nous portons. Il ne s’agit pas du tout de condamner nos ancêtres, nous aurions peut-être fait plus mal, mais de constater après deux mille ans que notre conduite sur certains points ( antisémitisme, des aspects des croisades, l’Inquisition) n’a pas été toujours évangélique.
- la réciprocité dans le respect : ce n’est pas facile quand l'un des protagonistes a des arrière-pensées, pas toujours automatiquement machiavéliques, mais relevant d'une stratégie pédagogique en vue de convaincre l'autre de venir le rejoindre à l'intérieur de ses murailles. Quand l'autre rêve de supprimer les différences ou quand je le soupçonne d’avoir cet état d'esprit, la rencontre pourra bien être extérieurement pacifique, elle ne sera pas pacifiante car le mur de la méfiance restera entre nous. Il faut s’apprivoiser pour pouvoir s’estimer.


- savoir marcher avec nos différences : Comment vivre sa différence, sans laminer ses convictions ? A chacun de faire ce travail et de vivre à fond sa voie dans le respect de la route de l’autre. Pour nous chrétiens, c’est d’abord vivre et témoigner de l'expérience trinitaire de l'amour partagé. Chacun est envoyé vers des frères et des sœurs par le Père, pour suivre les traces de Jésus et ouvrir les portes à la courtoisie de l'Esprit qui le précède en l'autre. Une extraordinaire aventure de la fraternité hors frontière.


V. EXPERIENCES DE RENCONTRE
Dans son coin du Niger, les nomades avaient compris que sœur Christiane (FMM), la dame du dispensaire, était une priante : "J'avais une ‘Maison de prière pour tous les peuples’ écrit-elle. J'y ai conservé l'Eucharistie au cœur d'une petite pièce dont l'arrière était partagé en deux espaces. Près du tabernacle, une lampe à pétrole, pour moi fort utilitaire, mais pour mes amis musulmans, rappel du célèbre verset coranique de la Lumière : "Dieu est la lumière des cieux et de la terre. Sa lumière est comparable à une niche où se trouve une lampe. La lampe est dans un verre" (24,35) et encore : "Cette lampe se trouve dans les maisons... où le nom de Dieu est invoqué" (24,36). Lampe du tabernacle. Dialogue avec le Dieu caché ! C'était mon église, que les hommes avaient élevée pour moi, la chrétienne ! "
Sa prière "était facilitée par un entourage vivant encore les dures conditions du nomadisme, comme les vertus d'accueil (Abram à Mambré). Messes rares, mais présence eucharistique, si humble, avec moi, et au cœur de Son peuple, parce que je suis là ! ...
Tout de même, dans ces conditions de vie d'alors, pas de prière en Eglise, pas d'offices communautaires où se couler dans le chœur des autres aux jours de disette... Par contre, quelle joie que les visites de l'Eglise, le plus souvent avec le Père-Evêque, qui ne manquait jamais de remplir la voiture pour des retrouvailles inattendues.


Puis c’était encore l’immersion sans fuite possible parmi ceux qui ne partagent pas ma foi chrétienne, mais sont pourtant les frères que Dieu m'a donnés".
Une fin d'après-midi, le travail achevé, la religieuse admirait le coucher du soleil sur le long ruban des dunes. Un vieux marabout est là, près d'elle, fatigué par une rude journée sous le soleil. Christiane lui dit : "Regarde comme c'est beau! " Mais lui de répliquer : "Tu trouves cela beau ? Pas d'eau, rien ne pousse, ce sera encore la famine. Dieu ne nous aime pas !" La religieuse, surprise, lance seulement : " Tu n'as pas le droit de dire cela !" Après un silence qui semble long, la réponse vient : "Tu as raison ! Dieu nous aime puisqu'Il t'a envoyée pour nous aider".

Chantal voulait faire deux ans en Afrique Noire. Mais au dernier moment la D.C.C.( Délégation catholique pour la Coopération) préféra l’envoyer à Izmir (Smyrne) pour un poste d’enseignant. Partant comme Abraham et abandonnant ses goûts et ses préjugés, elle fait la découverte du peuple turc. « Au contact de ce peuple, dit-elle, que j’aimais, j’ai appris à découvrir l’Islam. Je quittais mes peurs pour rencontrer des frères ! …Dans ce contexte, j’ai eu entre les mains le texte relatant la rencontre de François et du Sultan… A Damiette, le chrétien et le musulman étaient deux frères ! Il me semblait que François, dans sa manière de rencontrer le Sultan d’Egypte, m’ouvrait une porte. L’Islam m’a ainsi, d’une certaine façon, conduite à François. Sans cette rencontre bouleversante avec mes frères musulmans, sans ce chemin intérieur qui s’est creusé à cette occasion, serais-je aujourd’hui Petite Sœur de St François ?» L’entendant un vieil homme politique algérien, ancien ministre de Ben Bella exilé en France, affirma avoir pleuré, plus qu’à l’annonce de la mort de sa mère. Il était samedi dernier à son engagement définitif dans un gymnase de Chelles, avec d’autres musulmans et musulmanes. Chantal tellement heureuse de le savoir là à son engagement lui affirma avoir à son tour grande envie de pleurer.


Puis-je évoquer mon départ d’Abidjan. Apprenant que ma mission dans les terres musulmanes m’obligeait à quitter la Côte d’Ivoire, Baba me dit cette phrase qui résonna longtemps en moi : « J’aurais voulu te garder près de moi jusqu'à ma mort, mais puisqu'on te demande de porter dans le monde notre parole de réconciliation, je te donne la route" . Au moment où l’itinérance en terres d’Islam devenait plus que jamais ma route d’homme, c’était une bénédiction digne de la Bible.
Comme il convenait à un père, mon Vieux voulut préparer dans sa cour le repas de départ, mais il me pria bientôt de l'excuser. Tijane Bâ, qui était allé à Assise quelques mois plus tôt pour la grande rencontre interreligieuse, le 27 octobre 1986, était venu le voir au nom des musulmans de notre groupe islamochrétien : - "Yaya est ton fils, mais il est notre frère. Nous avons donc l'intention d'organiser nous-mêmes avec toi la soirée d'adieu" . Quelle surprise, cette réception grandiose avec un cameraman de la télévision, au-dessus de la salle de prière d'une mosquée de Cocody.


En France, au Bourget, en 1997, je vais au nom du SRI au congrès de l’U.O.I.F. C’était avant Sarkozy mais comme lui je n’ai pas pu compter le nombre de foulards. On m’a demandé de participer à une table ronde sur la famille. Pour moi, religieux catholique, ce n’était pas évident. Après quelques mots où je disais la difficulté de la situation, l’animateur dit à la cantonade : « Eh bien vous serez celui qui dans le débat parlera de l’aspect spirituel », j’en étais baba !
Et on m’écouta !

Je voudrais maintenant parler de l’esprit d’Assise, cette expression qui a voulu résumer l’atmosphère, la conclusion, la décision de l’extraordinaire journée du 27 octobre 1986 quand le pape invita en accord avec les chefs d’Eglises chrétiennes les leaders de toutes les religions.


VI. L’ESPRIT d’ASSISE
D’abord pourquoi Assise ? Ce n’était pas la capitale spirituelle d’une religion et la figure de François d’Assise dépasse bien des frontières. Mais il y a plus. François a approché l’Islam en pleine croisade. Il s’est rendu à Damiette dans le détroit du Nil en 1219 et profitant d’une trêve, il a pu rencontrer le neveu de Saladin, al-Malik al-Khamîl qui reconnaissant en lui un soufi chrétien le reçut avec beaucoup de courtoisie. Je n’ai pas le temps d’en dire plus, (on pourra y revenir si vous voulez) mais ce fut un trait de lumière hélas inaperçu pendant plus de sept siècles parce que l’Ordre franciscain comme toute l’Eglise vivait non de l’esprit d’Assise, mais de l’esprit de croisade.
Or l’esprit d’Assise, c’est le contraire de l’esprit de croisade.

1) L'esprit d'Assise consiste à sortir des murailles et à renoncer à la « réserve indienne » ethnique, sociale ou religieuse.
2) L'esprit d'Assise, c’est non seulement croire mais voir que l'Esprit-Saint peut nous transformer, moi et l’autre, croyant différent, ou incroyant.


3) L’esprit d’Assise, c’est accepter la différence. Il faut observer les convergences, mais il y a les différences. Dans cette acceptation, j’inclue la sérénité pour affirmer quant à moi ou recevoir de l’autre cette différence (cf. ma conversation avec l’imam tchadien).
4) Approfondissant notre relation, c’est, avec celui qui l'accepte, avancer dans la transparence et l’émulation spirituelle. Louant Dieu de nos ressemblances et dans le respect de nos différences, s’encourager à vivre selon notre conscience devant Dieu et devant les hommes.
5) S’engager dans l’esprit d’Assise ne consiste pas à étriquer mais au contraire à dilater notre foi, même si la voie tracée ressemble plus à une piste de brousse qu’à une belle avenue. Il ne s’agit nullement de s’écraser, il s’agit de marcher debout avec l’humilité d’un homme libre qui se fait petit et fraternel pour mieux approcher l’autre. Je ne dois pas m’intéresser à l’autre seulement si j’ai la possibilité de lui ouvrir les portes du Christianisme institutionnel, mais gratuitement si je puis dire, lui montrer l’amour de lui que Dieu a semé en moi.
6) Il faut accepter parfois d’être mal perçus et dire notre volonté de vivre ensemble sans volonté de puissance. Il faut aller les mains nues mais la tête et le cœur pleins sur la rive de l’autre. Alors que je débutais mes tournées en Côte d’Ivoire, je me rends chez un imam fort sympathique, et nous nous donnons rendez-vous le lendemain matin à la mosquée. J’arrive et aperçois un homme pas très souriant, en fait pas plus sûr de lui que moi. Allons-nous vers une polémique, car on me le présente comme un prédicateur qui fait le tour des mosquées ? J’essaie d’être serein et commence par évoquer la nécessité de l’amour partagé entre croyants. Quelle n’est pas ma surprise quand il me dit : « Nous faisons le même travail. Nous sommes tous deux des missionnaires portant la parole de Dieu aux hommes pour qu’ils lui obéissent et qu’ils s’entendent ». Aujourd’hui encore, je dois parfois vaincre ma peur quand je prend le beau risque de la rencontre. Sauf si je vais désarmé et le cœur plein d’amour, confiant en l’Esprit qui ne nous « laisse pas tomber » sur la rive de l’autre.


7) Enfin – et en ce lieu, je vais m’étendre un peu plus, l’esprit d’Assise est un défi à l’œcuménisme. La prière du Christ pour le rassemblement de ses disciples est plus que jamais d'actualité. Le défi posé à notre unité par les religions peut enfin être relevé. A travers le Conseil Oecuménique des Eglises, Vatican II et la Journée de la Prière pour la Paix à Assise, l'Esprit a pu faire son travail.
Il canonise, nous le découvrons enfin, non pas une guerre mais la rencontre sur l'autre rive où Jésus lui-même est en train de préparer le repas des retrouvailles : « Une fois descendus à terre, ils aperçoivent un feu de braise, avec du poisson dessus, et du pain(…) Jésus leur dit : ‘Venez déjeuner’. Aucun des disciples n’osait lui demander : ‘Qui es-tu ?’, car ils savaient bien que c’était le Seigneur » (Jn, 21, 9,12).


Au cours d’une réunion d’étudiants à Abidjan, mon voisin islamique affirmait tranquillement que sa religion ignorait les divisions, les schismes. Très doucement, je glissais que les savants connaisseurs parlaient tout de même de soixante-dix sectes en Islam. Pour atténuer le choc, j'ajoutai : " C'est vrai, les chrétiens ne peuvent pas être fiers de leurs divisions ! " Ce jeune s'appuyait sur un verset de son Livre Saint qui devrait nous entraîner à une recherche plus intense de notre unité : " Parmi ceux qui disent : "Nous sommes chrétiens, nous avons accepté l'alliance" certains ont oublié une partie de ce qui leur a été rappelé. Nous avons suscité entre eux l'hostilité et la haine, jusqu'au jour de la résurrection" (sourate V,14). Vous le savez, le musulman prend le Coran pour la parole de Dieu et nos divisions, mais plus encore peut-être nos sentiments d'inimitié entre chrétiens, sont pour lui preuve de la vérité de sa Foi au détriment de la nôtre.


Si nous ne donnons pas le témoignage de l’amour entre nous, nous ne montrons pas notre Christ et sa Bonne Nouvelle. Nous lui bouchons l'horizon du Christ-Rassembleur des enfants de Dieu dispersés dans les nations, les cultures et les religions. Nous devons annoncer le message de Jésus ensemble. Si notre proposition ne peut pas encore se faire dans l'unité de la foi, l'annonce est possible dès maintenant par le signe de l'unité de l'amour. Nous devons aller sur les traces de Dieu dans la Galilée des nations. Si nous le faisons sans communion, nous présenterons un catalogue de sèches vérités, et non le Dieu Père et Amour, au-dessus de toutes frontières ethniques et religieuses.
Cela ne se fera pas sans tension. Cependant une Eglise qui refuse l'ouverture est encore plus tendue dans la défense de son système. L'équilibre sera toujours à vérifier, mais une Eglise fermée ne se sent sûre d'elle-même que sur du béton. Or l’Eglise est née à Capharnaüm, un carrefour des nations, et sur la mer de Galilée, un lac de tempêtes.


Conclusion : Sortir des murs
Une Eglise ouverte entendra toujours : "Soyez mes disciples... N'ayez pas peur... Avance en eau profonde... Je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin du monde». Si vous ne pouvez clamer toute la foi sur les toits, vivez-la sous les toits. Quant aux exigences de l'amour, vous pouvez les vivre, hors frontières, jusque sur les toits, partout. Quand la proclamation est impossible, arrêtez de vous lamenter : vous pouvez annoncer mon message ; je ne vous ai pas donné un livre, aussi saint soit-il, mais mon corps livré et mon sang versé pour la multitude.
Même si elle nécessite une certaine vigilance, l'approche de l'autre, blessé comme nous dans sa mémoire collective par des agressivités et des guerres réciproques, doit être dominée par la sérénité pour ne pas tuer dès l'abord la confiance.
Si la rencontre dépend de moi, elle dépend aussi de l'autre; si elle dépend de l'autre, elle dépend aussi de moi. A chacun de balayer devant sa porte ; à chacun d'avoir un regard pur en faisant mémoire de ce qui est beau chez les autres.
Cela donnera aux autres le goût de nous rencontrer et de rencontrer Celui qui marche en avant d'eux et de nous. Cela nous entraînera aussi à chanter. Permettez-moi de terminer avec un sommet de ma rencontre avec mon vieux Baba. Ne dites pas à celles et ceux qui m’ont entendu que je vous l’ai raconté, ils vont dire que je radote ! Mais pour moi, ce fut fondateur de mon ministère de la réconciliation entre les deux rives. Rassurez-vous. Chaque fois que je me rappelle ce fait, je ne sais plus quoi ajouter ; je m’arrêterai donc de parler !


J'arrive dans sa cour, exceptionnellement vide et calme. Je pénètre dans le salon et vois mon père accroupi, égrenant le chapelet. Sur un signe de lui, je m'assieds, sors un chapelet chrétien et rejoins Baba à la hauteur de Dieu. Quelques minutes après sans doute, car je n'ai pu mesurer ce temps de Paradis, El Hadj se lève : - "Yaya... murmure-t-il, je suis drogué de l'amour de Dieu !"
Je compris mieux ce jour-là ce qui m'était demandé : en découvrant l'Esprit Saint si profondément à l'œuvre, il me restait à chanter Dieu. Et depuis je n'ai pas trouvé encore le temps de le terminer !
Fr. Gwenolé, ofm






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